LEFT-HANDED GIRL
Une mère célibataire et ses deux filles arrivent à Taipei pour ouvrir une petite cantine au cœur d’un marché nocturne de la capitale taiwanaise. Chacune d’entre-elles doit trouver un moyen de s’adapter à cette nouvelle vie et réussir à maintenir l’unité familiale.
Critique du film
Fidèle collaboratrice de Sean Baker (avec qui elle avait co-réalisé Take out il y a 20 ans), Shih-Ching Tsou est de retour à Taïwan après de nombreux années aux États-Unis, pour son premier long métrage en solo qui nous plonge au cœur des marchés nocturnes de la capitale. Avec Left-Handed Girl, un drame familial aussi énergique que vibrant, la cinéaste dépeint le quotidien de Sho-fen (Janel Tsai), une mère solo débordée qui tente de faire tourner son stand de nouilles tout en confiant sa fille de cinq ans, I-Jing (Nina Ye), aux soins irréguliers de son aînée, I-Ann (Shih-yuan Ma).
Dans une mise en scène vivante, Tsou capte l’effervescence des rues de Taipei où l’environnement visuel et sonore chargé reflète la précarité d’une indépendance que les femmes doivent aller chercher avec les crocs. La caméra, intime et nerveuse, ne lâche pas ses protagonistes dans cet espace urbain encombré et étouffant. Mais, a contrario de son célèbre collaborateur, Shih-Ching Tsou s’offre de nombreuses ruptures de rythme, pour mieux s’attarder sur les blessures intra-familiales et dépeindre les inégalités de genre et les privilèges masculins encore très marqués à Taïwan. Si le film n’attend pas son climax final pour émouvoir, Left-Handed Girl trouve le parfait équilibre entre humour un peu amer, émotion et satire sociale, avec un supplément capital sympathie insufflé par la petite fille gauchère qui donne sa particularité au titre.
Tandis que la mère lutte pour maintenir son stand, entravée par les dettes de son ex-mari, I-Ann, élève autrefois brillante mais privée de ses rêves d’université par manque de moyens, offre son temps et son apparence séduisante à une clientèle masculine en quête d’attention et de noix de bétel, une graine addictive très consommée en Asie. Sa relation épisodique avec son patron lubrique et malhonnête la maintient dans une impasse émotionnelle. De son côté, l’adorable et débrouillarde I-Jing déambule dans le marché sous la supervision ponctuelle de son aînée ou celle, drôle et bienveillante de Johnny (Brando Huang), unique figure masculine respectueuse du film, qui expriment ses sentiments naissants pour Sho-fen par de petites attentions amusantes.
D’aucuns ne manqueront pas de comparer le film à The Florida Project, pourtant Left-handed girl trouve une sensibilité et une finesse supplémentaires que ne possédait pas son prédécesseur. Mieux, Tsou pose un regard pertinent sur le rapport à l’argent au sein des familles asiatiques, l’importance des apparats sociaux et la persistance des traditions patriarcales : la grand-mère qui place son seul fils comme futur héritier de son appartement, le grand-père accroché à ses superstitions quant à la main gauche de I-Jing (« la main du diable »), les grandes soeurs culpabilisantes envers Sho-fen, contrainte de financer elle-même les funérailles de son ex-mari maltraitant et qui ne compte pourtant pas ses heures ni ses efforts.
Le film atteint une dimension supplémentaire dans sa dernière partie avec une scène d’anniversaire familial, tendue et magistrale, presque en temps réel, où Shih-Ching Tsou montre l’étendue de son talent de metteuse en scène, tandis que le montage permet à ce moment dramatique de s’imposer comme le point culminant du film, où les secrets enfouis sont révélés et libèrent des années de luttes silencieuses.