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AMÉLIE ET LA MÉTAPHYSIQUE DES TUBES

Amélie est une petite fille belge née au Japon. Grâce à son amie Nishio-san, le monde n’est qu’aventures et découvertes. Mais le jour de ses trois ans, un événement change le cours de sa vie. Car à cet âge-là pour Amélie tout se joue : le bonheur comme la tragédie.

Critique du film

Autrice prolifique et fidèle à la rentrée littéraire depuis le début des années 1990, Amélie Nothomb se distingue par son goût prononcé pour l’autofiction, qui explique peut-être pourquoi ses histoires ont rarement été mises en scène au cinéma. Adapter Nothomb, c’est questionner ce « moi » au centre de toute sa production littéraire qui s’incarne dans le ton badin de ses romans au-delà du simple recours à la première personne. La lecture de La Métaphysique des tubes que proposent les deux réalisateurs Maïlys Vallade et Liane-Cho Han devient ainsi le récit d’un double décentrement. D’un côté, il s’éloigne de la figure d’origine, placée au cœur de l’œuvre par ses propres mots, en s’inscrivant dans une autre pratique artistique. De l’autre, il épouse le point de vue d’Amélie, personnage de fiction, qui apprend, comme tous les enfants au gré de leurs expériences de vie, qu’elle n’est pas au centre de son petit univers.

Le long-métrage présente d’emblée l’ambition d’explorer un domaine qui reste étranger à la littérature, celui du visuel et du regard. La narration, chevillée à l’état intérieur de la petite fille, démarre à sa naissance. Cet événement la fait advenir comme un être encore indéterminé et libre de toute contingence, une forme de perfection qui pousse l’enfant à conclure qu’il relève du divin (l’humour mi-absurde mi-pince-sans-rire d’Amélie Nothomb ressort facilement du film). L’enfant entre dans la vie avec l’assurance de ses convictions et embrasse chaque événement, chaque chose sur laquelle se porte son regard comme une nouveauté merveilleuse.

Amélie et la métaphysique des tubes

La mise en scène incarne cette expérience de l’enfance en faisant le pari du sublime à tout instant : les vues de la maison familiale et de la nature japonaise sont aussi léchées que le travail de la lumière et des couleurs, toujours chaleureux, vibrant et harmonieux. Les détails minutieusement répartis dans les différents décors et les contours un peu cotonneux des personnages n’est pas sans rappeler une pratique du pixel art habituellement retrouvée dans le jeu vidéo indépendant, mais l’ensemble évite tout effet de surcharge et d’artificialité par un montage incisif, associant les motifs visuels avec un certain ludisme. L’univers graphique de Maïlys Vallade et Liane-Cho Han relève bien d’un idéal – de l’enfance, de la maison comme sanctuaire, d’un pays vu par un prisme déformant – mais c’est par son entremise que la jeune Amélie devient un vrai personnage de cinéma. C’est parce qu’elle porte un regard sur le monde que le celui-ci s’anime et se plie à ses désirs.

Le long-métrage se laisse aller au plaisir de la souplesse de représentation permise par l’animation, faisant fleurir des jardins et apparaître des yokai dans les couloirs, mais le fait sans naïveté, en cultivant une idée rigoureuse de ce qui peut – et doit – être montré, et de ce qui reste évanescent. La séquence ou Nishio-san, la nourrice d’Amélie, lui raconte à contrecœur son expérience de la guerre se traduit logiquement par une impasse de l’imaginaire : la caméra observe attentivement les gestes de préparation du repas de Nishio-san, guettant une transformation des légumes coupés en morceaux et de l’eau bouillante sur le feu qui n’advient jamais. La petite fille ne peut pas se figurer l’événement, tout en comprenant sa gravité, le montage s’assurant ici de transmettre cruellement une émotion nette mais dépossédée de son sens direct.

Little Amelie

Cette scène intimiste marque une contradiction subtile et assez douloureuse dans le schéma d’apprentissage mis en place au début du récit. La jeune Amélie se construit dans un entourage de femmes, où le père est plutôt en retrait et le frère turbulent pas beaucoup apprécié. C’est par le regard de sa grand-mère, puis plus tard de sa nourrice, que l’enfant fait son apprentissage du monde. Mais cette structure vacille lorsqu’Amélie n’arrive pas à saisir la complexité de ce que lui raconte Nishio-san, et elle vacille encore quand elle apprend que la grand-mère, rentrée en Belgique, ne reviendra jamais. La perte successive de deux figures tutélaires se comprend comme une double expérience de la réalité physique du monde, de soi face à quelque chose d’inexplicable et de soi comme un individu séparé des autres et voué à une finitude. Cette rupture avec l’élan purement imaginaire des premières scènes vient trouer la toile idéale que l’animation dessinait jusqu’alors.

La récurrence des liquides, des vagues et de la pluie comme état transitoire – à la manière des fictions de Makoto Shinkai, le caractère maniéré en moins – prend alors davantage de sens ; motif du passage et lieu de reflet, où Amélie, penchée sur la surface, entrevoit son propre visage expressif. Le monde lui renvoie le regard qu’elle porte sur lui, comme une lente injonction à l’introspection, à se regarder soi-même. À son terme, le film bascule ses propres images au passé, dans le domaine du souvenir. La petite Amélie n’est plus l’être unique de l’incipit, elle a pris conscience de sa relation à l’autre et se construit maintenant au regard de leur absence. Le mouvement de l’eau devient les gouttes sur la fenêtre, la fois où l’enfant a appris à se nommer elle-même en traçant des caractères japonais dans la buée, il devient aussi le glissement de la rivière, qui emporte le lampion et permet de faire son deuil.

Jusqu’au bout, Amélie et la métaphysique des tubes maintient une forme d’idéalisme dans ses images, mais rebouche le trou de sa toile par l’émotion liée au beau sujet de la mémoire, venant clore une histoire rappelant que l’animation, s’il fallait le démontrer encore, est le lieu privilégié de l’expression de l’intériorité.

Bande-annonce

 

25 juin 2025De Mailys ValladeLiane-Cho Han


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