KOSTIS CHARAMOUNTANIS | Interview
Avec Kyuka, avant la fin de l’été, son premier long-métrage sorti en salle fin avril, le réalisateur grec Kostis Charamountanis prolonge une œuvre intime et artisanale amorcée avec une trilogie de courts-métrages tournés au caméscope. Tourné dans des lieux chargés de souvenirs personnels, le film aborde avec finesse les tensions et les tendresses de l’espace familial, l’ambivalence du lien filial, et cette sensation étrange de vacance où le temps semble se suspendre. Au fil de cet entretien, le cinéaste évoque la porosité entre mémoire et fiction, son attachement au geste de faire « avec les moyens du bord », la solitude du processus créatif, mais aussi sa volonté de mêler expérimentation formelle et accessibilité. L’occasion d’interroger la manière dont on grandit — pas seulement à vingt ans, mais à tous les âges de la vie.
Une question relativement simpliste pour commencer : même si le cadre du film n’est qu’une partie du puzzle familial qu’est Kyuka, on sent son importance tout au long du récit. Diriez-vous que la Grèce est un lieu qui en dit plus qu’il n’y paraît, ou s’agissait-il simplement d’un choix par défaut ?
Kostis Charamountanis : Il m’a semblé naturel de choisir la Grèce pour raconter cette histoire, puisqu’elle s’inspire des vacances familiales que j’avais l’habitude de passer avec mes parents lorsque j’étais enfant. Nous passions l’été sur un petit voilier, naviguant dans les eaux de l’île de Poros, là où nous avons justement tourné le film. J’entretiens une connexion personnelle avec cet endroit, un lien qui a permis de façonner à la fois l’histoire mais aussi l’atmosphère de Kyuka, que ce soit d’un point de vue culturel ou purement émotionnel. Dans le film, les jumeaux sont en plein milieu de leur vingtaine, mais vivent toujours avec leur père, ce qui est quelque chose d’assez commun en Grèce. Si le choix du lieu ramène forcément à des souvenirs très personnels, il reflète également des dynamiques culturels plus globales, qu’on retrouve au cœur des thématiques du film.
En parlant de localisation, pourquoi le premier mot du titre est-il en Japonais ?
Il n’y a pas de raison particulière, c’est une sorte de « private joke » ou de petit touche personnelle. Elle reflète l’attitude enfantine et joueuse des jumeaux, le premier film de la trilogie (ndlr : une trilogie de court-métrages précédant Kyuka) s’appelait Kioku, Before Summer Comes. Kioku veut dire « mémoire », ce film est justement un montage de plusieurs vidéos mettant en scène les jumeaux dans l’attente des vacances d’été. « Kyuka » veut quant à lui dire « vacances ». Dans ce film-ci, l’été arrive enfin et les jumeaux embarquent avec leur père pour un voyage en voilier. Le troisième volet était baptisé « Kieru », qui veut grossièrement dire « disparaitre ». Il y a donc une certaine continuité à travers ses différents titres et les scénarios de ces films, mais l’utilisation du Japonais n’a pas d’explication plus profonde ou d’explications culturelles bien ancrées.
Mon but était de créer un équilibre entre le cinéma d’auteur expérimental et quelque chose de plus abordable et plaisant.
Il semble y avoir un engagement très personnel au sein du film, ces vacances en famille sur un voilier pendant plusieurs jours sont difficiles à représenter de manière aussi crédibles sans les avoir soi-même vécu (la lenteur de l’ensemble, l’ennui apparents des personnages, la tension qui monde du fait de l’espace restreint et confiné). Kyuka fait-il référence à des expériences personnelles passées, même si le message du film reste assurément universel ?
Oui, Kyuka est fortement connecté à mes propres souvenirs datant de la fin de mon adolescence, et plus spécifiquement des vacances que nous passions sur l’ile de Poros dans ce fameux espace confiné qu’est l’intérieur d’un bateau à voile. Les personnages sont des inspirations directes de mes parents et de ma sœur, certaines séquences viennent d’ailleurs de mon propre vécu. Cela-dit, Kyuka reste avant tout une fiction : un mélange de souvenirs et d’inventions dont la portée est davantage d’évoquer un sentiment plutôt que de re-créer des événements tels qu’ils ont eu lieu.
Le rythme est complètement différent du court-métrage mais semble parfaitement s’adapter à un récit s’étalant sur une plus longue durée. Comment cette transition a-t-elle été opérée ?
Cela a été un vrai défi de conserver l’esprit du court-métrage en passant au long-métrage. Le côté expérimental et le rythme rapide du court sont surtout visibles dans la seconde partie du long. On peut en repérer des traces. Naturellement, la relation et la complicité entre les jumeaux ont été conservées, car ce sont les mêmes acteurs. Cependant, Kyuka est un film différent ; je ne voulais pas simplement me répéter. J’ai aussi voulu le rendre plus accessible à un public plus large. Mon but était de créer un équilibre entre le cinéma d’auteur expérimental et quelque chose de plus abordable et plaisant.
Certains longs-métrages utilisent aussi un cadre estival/méditerranéen pour masquer un malaise plus profond (Aftersun de Charlotte Wells, The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal). Kyuka semble s’inscrire dans cette « lignée » de films trompeurs. Y a-t-il eu des inspirations contemporaines durant la réalisation ?
Il n’y a pas eu d’inspirations cinématographiques directes à proprement parler. Kyuka a été tourné avant la sortie d’Aftersun, bien que beaucoup fassent le parallèle et supposent une influence majeure. Le film est entièrement enraciné dans l’expérience personnelle, ceux qui ont vu mes courts-métrages retrouveront des thèmes et techniques similaires. La seule référence directe peut-être a été Du côté de la côte (1958) d’Agnès Varda, que nous avons utilisé comme référence pour l’étalonnage en postproduction. Au-delà de ça, le film s’inspire surtout de souvenirs ainsi que d’une bonne part d’instinct naturel. Cela dit, la “folie estival” qui s’empare progressivement du père (Simon Tsakiris) peut rappeler certains films de Werner Herzog, que j’admire profondément. Il y a un peu de Aguirre, la colère de Dieu ou Fitzcarraldo chez lui, notamment dans cette façon dont les personnages de Klaus Kinski déraillent en poursuivant leurs obsessions dans des environnements hostiles.
La famille a pour moi une essence douce-amère.
Votre court-métrage exprimait une certaine nostalgie, autant par la forme (puisque filmé au caméscope) que par le montage. Le long-métrage ne l’abandonne pas, mais y ajoute une dimension familiale plus dramatique. Vouliez-vous que les deux œuvres soient vraiment différentes, y compris sur le plan thématique ?
Les éléments expérimentaux dans Kyuka apparaissent surtout vers la fin du film, et c’était tout à fait intentionnel. Narrativement, je voulais préserver ces effets pour la deuxième moitié, où l’histoire devient plus intense émotionnellement. S’ils étaient apparus plus tôt, ils n’auraient pas eu le même impact, peut-être même aucun. Kioku, en revanche, est expérimental du début à la fin. Je voulais aussi intégrer Kioku dans Kyuka de façon subtile, car Kioku devait à l’origine être une sorte de message vidéo des jumeaux à leur mère. Donc, même si les deux œuvres diffèrent en ton et en structure, Kyuka étant plus ancré dans la réalité et dramatique, elles partagent les mêmes racines émotionnelles, et pour moi en tant que réalisateur, un vrai désir de liberté créative.
Finalement, que représente la « famille » pour vous ? Le film illustre-t-il une manière de la percevoir ?
La famille a pour moi une essence douce-amère. Elle est composée de ceux qui voient notre vrai soi, que ce soit un partenaire de vie, des frères et sœurs, des parents ou des amis proches. À cause de ce lien profond, on peut blesser ou être blessé par ceux qu’on aime le plus. Un des thèmes centraux du film est justement cela : comment l’amour familial peut prendre différentes formes. Il peut être étouffant, rafraîchissant, sincère, voire revanchard. Il peut être illogique, immoral, accaparant et dur en même temps.
Babis, interprété par S. Tsakiris, est en quelque sorte le lien central du film. Trouviez-vous plus intéressant de déconstruire la paternité plutôt que d’explorer en profondeur une figure maternelle ?
Dans l’histoire, Babis incarne à la fois les rôles de père et de mère, car sa femme a quitté la famille très tôt. J’ai trouvé plus intéressant d’explorer la paternité à travers un personnage ancré, rude, rigide, profondément attaché à son bateau et émotionnellement figé depuis le départ de sa femme. Il porte encore son alliance, et l’homme autrefois confiant et capable s’est peu à peu éteint. Maintenant que ses enfants grandissent et deviennent moins dépendants de lui, il doit redéfinir son rôle, pas seulement en tant que père, mais en tant qu’individu. Babis évalue sa valeur à travers des réussites comme la pêche. Quand cela échoue, notamment quand son ex-femme l’abandonne à nouveau et ne vient pas à se rencontre, le traumatisme resurgit et il commence à dérailler.
Je voulais créer un personnage qui semble dur à l’extérieur mais qui est, au fond, doux, attentionné, et vraiment sensible, presque comme un enfant innocent. La notion de passage à l’âge adulte est centrale dans Kyuka, mais elle ne concerne pas que les jeunes. Tous les personnages, peu importe leur âge biologique, grandissent à leur manière, façonnés par un même événement clé. Cela reflète l’idée que l’âge adulte n’est pas toujours une question d’âge.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce film ? Êtes-vous un spectateur régulier souhaitant laisser sa propre empreinte sur le septième art ?
Quand j’étais enfant, un été, j’ai commencé à faire des films avec mes camarades juste pour m’amuser, en empruntant la caméra de ma sœur. J’ai vite appris à utiliser la caméra, à monter sur ordinateur, à enregistrer le son, à ajouter de la musique. Je dessinais même les affiches et les accrochais sur le frigo. On invitait nos parents et on regardait les films ensemble. Ce n’étaient pas des films sérieux, juste des créations ludiques faites par des enfants enthousiastes.
D’une certaine façon, peu de choses ont changé. Je fais encore des films avec des amis, je monte, je crée la musique et les affiches, et j’aime partager ces histoires avec un public. Je ne suis pas un cinéphile régulier, mais j’admire profondément certains réalisateurs dont j’ai étudié et revu les films de nombreuses fois. Le cinéma me fascine car c’est un art total, qui réunit de nombreuses disciplines, implique une grande collaboration et crée une temporalité unique. Que vous l’aimiez ou non, c’est comme un rêve fiévreux, tant il est exigeant. Faire des films est très complexe, et j’aime ce défi. Mais surtout, j’aime créer des mondes, raconter des histoires, faire quelque chose qui reste et qui résonne.
Dans quelles conditions le film a-t-il été réalisé ? À cette échelle, le cinéma grec émerge rarement en France, les échos du processus de production demeurent peu connus.
Il a fallu environ sept ans pour passer de l’idée initiale au montage final. Cela a exigé beaucoup de patience. J’ai souvent eu envie d’abandonner. J’ai attendu presque deux ans avant de savoir si le film serait financé, pour finalement être refusé. J’ai réécrit le scénario plusieurs fois ; c’était ma première tentative de long-métrage, donc j’ai connu de nombreuses phases d’essai-erreur. J’ai beaucoup appris et évolué comme scénariste. Bien que j’aie reçu du soutien en chemin, cela a souvent semblé être un parcours solitaire. Nous avons rencontré des difficultés à chaque étape : financières, humaines, techniques.
À la fin, j’étais épuisé physiquement et mentalement, et j’ai arrêté un moment. Après avoir livré le montage final, je me suis dit que je ne voudrais plus jamais faire de film. Je me suis mis à apprendre la programmation et l’animation pour créer des jeux vidéo, et j’ai même conçu quelques prototypes simples, dont un inspiré d’un court-métrage que j’avais réalisé, The Dog of Chamomile. Finalement, j’ai compris que j’avais juste besoin d’une pause, et le jeu vidéo est devenu un exutoire rafraîchissant.
La réalisation de ce premier long-métrage vous a donc donné envie de continuer sur cette voie ?
J’aime faire des films, c’est quelque chose qui me vient naturellement. Cela me semble presque être un besoin vital d’expression. À cause de cela, je crois sincèrement que je ferai des films toute ma vie.
Propos recueillis et traduits par Theo Karbowski pour Le Bleu du Miroir