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JON ASP | Interview

Révélé en 1963 par Le Péché suédois, puis en 1967 avec Elvira Madigan, Bo Widerberg reste l’un des grands noms méconnus du cinéma scandinave, éclipsé à l’international par l’aura de son contemporain Ingmar Bergman. Pourtant, ses films — souvent portés par une vitalité populaire et une audace formelle — ont marqué une génération de cinéastes, en Suède comme ailleurs. Présenté à Cannes Classics et en salle le 2 juillet dans le sillage d’une rétrospective orchestrée par Malavida, le documentaire Being Bo Widerberg, co-réalisé par Mattias Nohrborg et Jon Asp, entend raviver cette mémoire, à travers archives rares et témoignages précieux. Dans cet entretien, Jon Asp revient sur la genèse du film, la richesse du second âge d’or du cinéma suédois, la personnalité complexe de Widerberg, et la place qu’il occupe aujourd’hui dans l’histoire du cinéma européen. L’occasion aussi d’évoquer la récente édition du festival Visions Nordiques, qui participe à ce travail de redécouverte.

Parce que le cinéma scandinave contemporain ne se résume pas à Joachim Trier, Lars von Trier et Susanne Bier, pouvons-nous commencer cette entrevue par revenir sur le festival Visions Nordiques dont la 1ère édition s’est déroulée début mars à Paris. Quel rôle avez-vous joué dans la sélection, qui était de grande qualité ?

J’ai principalement recommandé des films pour la partie classiques, comme Les amoureux de Mai Zetterling, son premier long-métrage de 1964. Il s’agissait donc principalement de vieux films. C’était une belle sélection, grâce à Mattias (Nohrborg, co-réalisateur de Being Bo Widerberg – ndr) et c’était très agréable d’avoir ces invités aussi, comme Eskil Vogt ou Tarek Salih. C’était super de les avoir. Non, c’était surtout la sélection de Mattias pour les premières…

Ce coup de projecteur sur les productions nordiques était bienvenu, comme le fait que votre documentaire permette de mettre en lumière l’oeuvre de Bo Widerberg… Quand avez-vous commencé à réfléchir à la réalisation de ce film ?

C’est Mattias qui en a eu l’idée. Nous avons commencé, il y a environ trois ans, à écrire des idées sur le film, sur ce que nous voulions faire. Dès le départ, il était clair que nous voulions nous concentrer sur les années 1960, le deuxième âge d’or du cinéma suédois. Comme dans de nombreux pays, nous avons connu l’ère du muet avec Victor Sjöström et Mauritz Stiller. Les années 1960 ont probablement été les dix meilleures années du cinéma suédois. De nombreux cinéastes débutants ont ainsi fait leurs débuts. Non seulement Bo Widerberg, mais aussi Mai Zetterling, Victor Sjöström, Jan Troell.

C’est une période intéressante en raison de la réforme du cinéma suédois et du succès d’Ingmar Bergman, qui a donné l’exemple et a montré qu’il était possible de réaliser des films originaux et de les faire voyager dans d’autres pays. C’est ce qu’a fait Harry Schein, premier PDG de l’Institut suédois du cinéma. Il a compris que les films originaux devaient voyager. Je crois que Widerberg ne serait jamais devenu cinéaste sans la réforme cinématographique suédoise de 1963.

Nous voulions également représenter cette époque, parce qu’après 1968, il se passait quelque chose dans le monde, évidemment, y compris en Suède. Cela a rendu la vie très difficile pour Bergman, pour Widerberg, Mai Zetterling. Tous les réalisateurs dont les films dataient d’avant 1968 sont sévèrement critiqués en Suède maintenant. Comparé à l’accueil mondial, qui est d’ailleurs très positif, leurs films étaient pourtant très dogmatiques en Suède à l’époque.

Widerberg n’a pas eu la possibilité de conserver tous ses proches collaborateurs après cette époque et il a eu du mal à faire des films, contrairement à Bergman qui a réussi à contrôler ses démons autrement et à conserver tous ses collaborateurs. Nous voulions donc montrer ce changement, d’une certaine manière.

Photo Malavida films

Mais l’essentiel de notre démarche était évidemment que le public redécouvre Bo Widerberg, les films dans leur intégralité et leurs moments spécifiques. Et la France a joué un rôle important dans ce développement, évidemment. Grâce à Malavida, qui a remonté ses films il y a une dizaine d’années, mais aussi grâce à Olivier Assayas, qui a longtemps parlé avec enthousiasme de ses films alors qu’il avait presque disparu. Alors qu’il a remporté trois prix à Cannes en cinq ans, on a oublié ses films. C’était donc l’essentiel.

Mais nous voulions aussi créer un film qui parle de la personne derrière la caméra. Car nous pensons que c’est une histoire qui reflète la narration et la réalisation cinématographiques d’aujourd’hui, au coût personnel que représente la réalisation d’un film, en se questionnant sur ce coût, sa valeur.

Ce que nous voulions montrer, c’était l’homme derrière la caméra. Parce que c’est une histoire qui parle aussi de ce que coûte, humainement, la création cinématographique.

Vous avez eu accès à de nombreuses archives et de formidables témoignages qui permettent, grâce à votre documentaire, de découvrir l’homme et sa vie personnelle. Était-ce votre idée dès le départ ? De montrer à quel point il lui était difficile de continuer à faire des films tout en gérant les difficultés qu’il rencontrait dans sa vie personnelle ?

Dans sa vie amoureuse aussi, sa vie de famille. Tous ses conflits intérieurs. Nous ne savions pas tout. Mais dès le départ, notre objectif était de nuancer l’image qu’on se fait de Widerberg, y compris en Suède. Parce que tous les réalisateurs de notre génération s’inspirent de Widerberg, et la plupart prennent leurs distances avec Ingmar Bergman. Ce n’est pas notre point de vue que l’on cherchait forcément à développer dans le film, mais il s’avère que les gens ont désormais tendance à préférer Widerberg à Bergman.

Mais je crois que beaucoup de gens ne se rendent pas compte de la réalité. Il était difficile de collaborer avec lui. Ce n’est donc pas seulement la faute de l’Institut suédois du cinéma s’il ne pouvait plus faire de films. Ni l’industrie cinématographique suédoise, d’ailleurs. Nous voulions trouver un équilibre entre la diffusion d’œuvres dignes d’intérêt. Mais le chemin à parcourir était semé d’embûches parce qu’on ne voulait pas déterrer des ragots. On cherchait simplement à connaître l’humain derrière l’artiste qu’on savait parfois très dur.

Being Bo Widerberg

L’équipe du film d’Elvira Madigan pour sa première cannoise

C’est toute la question, qu’est-ce que l’on pardonne sur l’autel du génie… Jusqu’où peut-on se permettre d’aller pour exercer son art ? Jusqu’à quelles limites ?

Oui, quelle est la limite ? Ce n’était pas la même époque. De nos jours, Bergman et Widerberg ne seraient probablement pas considérés comme des types sympathiques, peut-être même qu’ils auraient des problèmes avec leurs collaborateurs. Parce que Widerberg a l’air vraiment coriace.

Comment avez-vous convaincu tous ses artistes, cinéastes, comédien·ne·s et collaborateurs de témoigner de leur expérience avec Widerberg ? 

Il s’agissait surtout de trouver le bon moment, parce qu’ils étaient très occupés. Surtout Olivier (Assayas) et Mia (Hansen-Løve). Mais ils étaient en tête de liste. Nous avons commencé avec Jan Troell, directeur de la photographie des premiers films de Widerberg. Ils n’ont fait que deux films ensemble. C’est dommage, d’une certaine manière. Ça aurait été intéressant de voir ce que ça aurait donné si ça avait duré plus longtemps, parce qu’ils étaient deux visionnaires. C’est ce qui les rendait aussi forts ensemble. Mais ils avaient des caractères bien trempés, des égos forts.

Puis nous avons accordé beaucoup de temps à Thommy Berggren, forcément, puisque c’est l’acteur qu’il a le plus fait dirigé. Nous avons eu beaucoup de discussions préalables au téléphone, pour le rassurer, d’une certaine manière, mais aussi pour raviver sa mémoire. Il est très connu en Suède pour ses anecdotes et ses capacités d’analyse. Il était donc essentiel de le compter parmi nous.

Mais avec toutes les archives qu’on avait et tous ces réalisateurs impatients de parler de Widerberg, cela a été un processus agréable.

Comment avez-vous travaillé l’agencement de toutes ces rencontres avec le mélange d’archives que vous aviez trouvées ?

Ça a dû être un processus difficile. C’était un peu comme le processus de Bo Widerberg, d’une certaine manière (rires). Pendant qu’on travaillait sur les financements, j’ai dû réécrire constamment. Du coup, nous avons créé des blocs différents, d’un film à l’autre. C’est assez conventionnel d’une certaine manière, cette écriture chronologique.

Nous essayions différentes choses en salle de montage, puis je rentrais chez moi pour réécrire. C’était un processus permanent. Il y avait beaucoup de choses que je voulais conserver dans le film depuis le début, qui aurait pu en faire partie, mais il faut parfois faire de gros sacrifices parce qu’ils ne trouvaient pas leur place. Heureusement, nous avions des chercheurs qui s’occupaient des archives, cela donnait à chaque fois de la matière supplémentaire. Mais j’aimais cette idée. Aller aux archives. Rencontrer des gens. Ressentir de l’énergie. Et puis aller en salle de montage. C’était une première pour moi, mais notre monteur est très doué.

En Suède aujourd’hui, les jeunes réalisateurs préfèrent Widerberg à Bergman. Mais ils oublient à quel point il était difficile de travailler avec lui.

Vous avez fait le choix d’intégrer un bref témoignage de Lars Von Trier, qui a tenu aussi à parler de Widerberg au téléphone, malgré sa santé fragile. C’était émouvant et cela faisait sens parce qu’il est aussi perçu comme un réalisateur exigeant, assez strict, avec qui ce n’est pas toujours facile de travailler…

Il n’est pas en très bonne santé. Il a été hospitalisé. Mais c’est vrai qu’on peut faire le même parallèle. C’est un génie. Mais quel genre d’être humain est-il ? C’était vraiment fort de l’avoir pour notre documentaire, par rapport à tout ce qu’il représente. Il tenait vraiment à contribuer, mais on a du se contenter de faire l’entretien par Zoom. Quelques jours plus tard, il nous a demandé de ne pas utiliser les images et cela nous convenait parfaitement. C’était déjà formidable qu’il tienne à ce point à parler de Bo Widerberg.

Avez-vous rencontré d’autres obstacles, d’ordre logistique ?

Le problème avec les documentaires cinématographiques, c’est qu’il y a beaucoup d’analyse, de têtes parlantes. Les gens parlent de choses différentes. Ça aurait pu être intéressant de ne garder que ces témoignages, mais si vous voulez vraiment vous plonger dans son univers, il fallait montrer beaucoup d’extraits.

Photocall cannois de Being Bo Widerberg

Mattias Nohrborg, Pia Degermark et Jon Asp au festival de Cannes

Pour donner envie de s’y plonger, ce qui sera possible grâce à la rétrospective organisée par Malavida… La projection officielle à Cannes Classics a du être un grand moment, pour vous et Mattias Nohrborg, mais aussi pour Pia Degermark, inoubliable dans Elvira Madigan.

C’était formidable qu’elle soit présente. Thommy Berggren souhaitait venir aussi, mais il n’a pas pu être présent. Pia ne souhaitait pas venir s’il n’était pas là. Nous avons eu du mal à la convaincre de venir parce qu’elle a eu une expérience difficile. Elle a reçu trop d’attention d’un coup à un jeune âge.

On dirait que ça a été une expérience vraiment traumatisante pour elle… On ne l’a plus revue ensuite.

Oui, elle n’a pas eu la carrière qu’elle souhaitait, évidemment. Je crois qu’elle a fait des choses à Hollywood, mais ça s’est terminé assez vite après Elvira Madigan. De toute évidence, c’est une personne intelligente. C’est une personne coriace. C’était une autre époque, mais c’était quand même un peu traumatisant.  On ne peut pas anticiper la tournure que prendront les choses. Les femmes peuvent être objectifiées et sexualisées, il peut y avoir des critiques très dures, voire sexistes. Je pense que la période est encore difficile.

Son plus gros problème n’était pas que les gens se comportaient mal envers elle, mais qu’elle avait été élevée dans un milieu très contrôlé, dans un pensionnat qui ressemblait à une prison. Et quand elle est arrivée sur les lieux du tournage, ça a été le meilleur été de sa vie. Alors, quand elle a dû quitter le tournage, quitter Tommy Berggren avec qui elle avait eu une histoire d’amour, ça a été très dur pour elle. C’est là que sa dépression a commencé. C’est déchirant. Le film en lui-même n’était pas le problème, mais plutôt la fin de cette expérience. À partir de là, elle a souffert d’anorexie, perdu beaucoup de poids. Nous lui avons demandé son accord pour intégrer ça dans le film aussi, parler des conséquences de cette expérience sur sa vie.

Alors, qu’elle soit venue pour la présentation officielle à Cannes, c’était fort. Elle me l’a confié au téléphone : « Ai-je besoin de cette attention ? » Je lui ai dit que nous avions besoin d’elle et que d’une façon générale le cinéma avait besoin d’elle, que ce serait une belle façon de refermer ce chapitre. Pour boucler la boucle.


Propos recueillis lors du Festival de Cannes
Traduits et édités par T. P. pour Le Bleu du Miroir

Remerciements : Jon Asp & Mattias Nohrborg