THE FLATS
Dans sa tour HLM de New Lodge, Joe met en scène des souvenirs de son enfance vécue durant les « Troubles » , conflit armé qui déchira l’Irlande du Nord des années 60 à 1998, et fit particulièrement des ravages dans ce quartier catholique de Belfast. Jolene, Sean, Angie et d’autres voisins se joignent à lui pour revisiter leur mémoire collective, qui a façonné leur vie et leur quartier.
Critique du film
Alors que le Brexit a relancé la question du statut des deux Irlande, The Flats s’intéresse aux traces que la guerre civile a laissées dans un quartier de Belfast. Le film dresse de très beaux portraits et sonde les cicatrices invisibles, au-delà des célèbres fresques murales qui témoignent aujourd’hui encore de la violence du conflit.
Le refoulé et le rejoué
Extérieur nuit : un homme plus tout jeune et un garçon, regardent, depuis le balcon élevé d’une tour d’habitation, les feux de joie qui éclairent la nuit nord irlandaise. Comme tous les 11 juillet, les unionistes protestants célèbrent l’attachement de la communauté loyaliste au Royaume-Uni. L’homme s’appelle Joe McNally et souffre de savoir que le drapeau irlandais brûle au sommet des immenses empilements de palettes patiemment érigés par ceux qu’il définit encore comme ses ennemis. Belfast est officiellement une ville en paix depuis la fin du XXe siècle mais Joe, lui, ne le sera jamais. Il avait neuf ans quand il a lancé son premier cocktail molotov, quatorze à la mort de Bobby Sands, décédé en prison après 66 jours de grève de la faim. « Notre revanche sera le rire de nos enfants » avait déclaré le héros de la cause républicaine, phrase à laquelle Joe s’accroche comme le naufragé à sa bouée.
Ce sont les liens du mariage qui ont conduit l’italienne Alessandra Celesia à venir habiter Belfast. Lorsqu’elle s’est intéressée au quartier de New Lodge, le seul de la ville à présenter des tours d’appartements, elle a retrouvé Jolene, qu’elle avait connue sur le tournage du Libraire de Belfast (2011) puis Joe, un acteur né, puis Rita, sa thérapeute. Un embryon de film voyait le jour lorsqu’ils l’ont autorisée à filmer leurs séances. C’est ainsi que le film commence, Joe et son chien Freedom se rendent chez Rita, l’occasion de découvrir à la fois l’homme et la topographie du quartier. Chez Rita, Joe évoque son enfance, ce passé qui ne passe pas, entre fierté des luttes menées, traumatismes et culpabilité.
La cinéaste accompagne cette libération de la parole en proposant à Joe de reconstituer des saynètes qui, longtemps après, continuent de la hanter. Ainsi, le film s’appuie sur la démarche psychanalytique entreprise par Joe à laquelle il ajoute une dimension cathartique. Le dispositif n’est pas explicité et il faut un peu de temps avant de comprendre à quoi il joue quand il introduit un cercueil dans son appartement. Il s’agit de reconstituer la veillée funèbre de son oncle Cocke, dont le seul tort était d’être un catholique au mauvais endroit au mauvais moment. L’événement qui devait signer pour Joe, alors âgé de 9 ans, la fin de l’enfance et l’entrée « en guerre ».
Echec à la reine
Le présent et le passé reconstitué s’entremêlent si bien qu’ils convoquent les mêmes visages. Sean, le garçon du balcon est tantôt un voisin, le fils de Jolene, tantôt l’incarnation fantasmée de Joe enfant. Jolene devient la mère de Joe et Angie, une autre voisine, sa grand-mère. Celesia introduit également des actualités d’époque, un autre régime d’images qui ne paraît pas nécessaire au récit. Ces scènes de guerre civile sont d’une part tristement célèbres et d’autre part il n’était pas utile de les citer pour comprendre qu’elles tournent en boucle dans la tête de Joe et, par extension, agissent comme une menace permanente sur la ville en apparence paisible.
The Flats touche un point assez peu souvent évoqué par le cinéma, le sentiment de vide qui accompagne la fin d’un conflit. Joe s’est construit sur un antagonisme et s’est retrouvé fort dépourvu une fois que l’ennemi est redevenu le voisin (il faudrait naturellement mettre des guillemets partout). Alors, Joe enfourche un nouveau cheval de bataille et part, à sa manière, ou plutôt, à la manière de son héros, en guerre contre les dealers qui inondent le quartier et plus particulièrement son immeuble de leurs substances illicites et mortifères. Les voir agir au grand jour sans aucun scrupule le rend fou, il décide alors, lui aussi, d’entamer une grève de la faim. Jolene et Angie n’ont jamais eu besoin de chercher bien loin un centre d’attention, les hommes s’étant chargés de les tenir en alerte. La scène de la cabine de bronzage fait écho non sans malice à celle du cercueil. Les confidences alors échangées sont en rupture complète avec le moment de détente escompté : violences conjugales pour toutes les deux, catastrophe familiale pour Jolene dont la sœur est dans un état végétatif suite à une overdose.
La petite troupe se retrouve devant la télévision à l’occasion des obsèques de la reine Elisabeth II, les plus anciens tournent ostensiblement le dos à l’écran alors que retentit l’hymne britannique. Un peu interloquée, Jolene les interroge sur ce geste de rupture et s’aperçoit qu’elle ne sait pas exactement qu’elle est le statut de l’Irlande du Nord et, en conséquence, sa véritable nationalité. Sean sourit de la situation, ce sourire est mieux qu’une promesse, un début.