L’ÉTABLI
Critique du film
Au carrefour de la politique et de l’expérience sociologique, L’Établi de Robert Linhart, publié en 1981 aux Éditions de Minuit, est un livre qui a marqué les esprits. Outre le détail au scalpel du travail en usine, « cet univers pénitentiaire, indéfiniment provisoire », l’auteur narrait son expérience d’« ouvrier établi », comparable à d’autres militants intellectuels qui, à partir de 1967, se faisait embaucher dans les usines pour les comprendre et organiser la résistance de l’intérieur. Choisir d’adapter le livre au cinéma, quarante ans après sa publication et cinquante-cinq après les faits, pouvait paraître anachronique mais il se trouve que l’actualité sociale redonne au propos du film toute sa pertinence. Mathias Gokalp privilégie, pour d’évidentes raisons dramaturgiques, la trajectoire au discours. Sa reconstitution, sobre et vivante, s’appuie sur l’impeccable interprétation d’un collectif emmené par le toujours très intense Swann Arlaud, dont l’investissement impressionne encore une fois.
La greffe
Le jeune Robert s’invente une histoire familiale, la faillite du commerce paternel pour justifier sa demande d’embauche à l’usine d’assemblage de Citroën de la porte de Choisy. Son profil est atypique, il n’a rien d’un gaillard, mais les ressources humaines voient plutôt d’un bon œil ces « français qui savent tenir leur rang ». C’est un changement de monde radical pour ce professeur de philosophie et la greffe a du mal à prendre tant il s’avère maladroit et beaucoup trop tendre pour répondre aux exigences du travail à la chaîne. Finalement stabilisé aux balancelles, le montage des célèbres sièges mous de la 2CV, il essaie de se fondre dans le paysage et de gagner la confiance de ses plus proches collègues. Il découvre des hommes et des femmes soumis à la répétition de la tâche, trop accaparés à survivre pour penser à autre chose, trop fatigués, une fois le bleu remis au vestiaire, pour boire un verre. Le récit joue sur la situation totalement schizophrénique de Robert en le montrant dans son appartement des beaux quartiers. Une double vie où s’immisce la question de la vérité.
L’étincelle
Après quelques mois, Robert est épuisé et commence à douter. Les relations se tendent aussi avec sa femme Nicole (Mélanie Thierry, quelques scènes seulement mais une vraie présence) qui voit son mari décliner et la cause piétiner. Robert est parvenu à tisser quelques relations, notamment avec Mouloud, le premier ouvrier avec qui il a été en contact, qu’il aide pour les documents administratifs mais il ne trouve par le ressort d’une camaraderie militante. Jusqu’à une annonce de Citroën, qui décide, début 1969, de se rembourser des accords de Grenelle en exigeant des ouvriers qu’ils travaillent trois heures supplémentaires par semaine à titre gracieux. L’étincelle providentielle est offerte par le patronat, il n’y a plus qu’à s’y engouffrer. C’est aussi le moment pour le film d’enfin décoller, il le fait en jouant habilement sur la narration du soulèvement (l’organisation, l’identification des meneurs, la dynamique de groupe, les «va-t’en-guerre» et les « durs-à-convaincre ») et les questions que Robert continue de se poser. Doit-il avouer sa condition de « faux ouvrier » ? Doit-il être transparent ou duplice, choix difficile entre deux intégrités, celle de l’homme et celle de l’engagement.
La culpabilité
Le film met particulièrement bien en lumière les mécanismes du rapport de force, les petites trahisons et les grandes solidarités, mais aussi les manœuvres en coulisse de la direction pour retourner certains et gagner l’opinion. C’est Denis Podalydès qui incarne le patron, l’acteur tire beaucoup trop son personnage du côté de la comédie (tendance BD, peut-être devrait-il un peu moins tourné, ou un peu mieux…). Robert a finalement choisi de ne pas cacher son véritable pédigrée, il libère la vérité comme on lance un boomerang.
Une fois les braises refroidies et l’adrénaline retombée, vient le temps du bilan qui sonne pour Robert comme une dépression nourrie par la culpabilité. Pour lui, la parenthèse va se refermer, mais pour les autres il n’y a que des portes sans issue, les petites humiliations quotidiennes, le plus souvent racistes, continueront d’éroder leur dignité. Une dignité dont il aura pourtant semé les graines de la sauvegarde mais, sans le nécessaire recul du temps, difficile pour lui d’échapper au syndrome de l’imposteur. Aussi convainquant pour exprimer la conviction militante que les vacillations intérieures, Swann Arlaud livre une prestation grisante. Il donne corps aux zones grises, là où est malaxée la densité de la matière humaine, que le film a parfois du mal à capter.
Bande-annonce
5 avril 2023 – De Mathias Gokalp, avec Swann Arlaud, Mélanie Thierry et Denis Podalydès.