DE GRANDES ESPÉRANCES
Madeleine, brillante et idéaliste jeune femme issue d’un milieu modeste, prépare l’oral de l’ENA dans la maison de vacances d’Antoine, en Corse. Un matin, sur une petite route déserte, le couple se trouve impliqué dans une altercation qui tourne au drame. Lorsqu’ils intègrent les hautes sphères du pouvoir, le secret qui les lie menace d’être révélé. Et tous les coups deviennent permis.
Critique du film
Auteur de plusieurs documentaires, De Sylvain Desclous s’essaie au thriller avec De grandes espérances, pour lequel il nous emmène en bord de mer, sur l’île de Beauté. Madeleine et Antoine y passent leurs vacances d’été, dans la belle villa louée par le père de ce dernier. Lorsque la tante de celui-ci, ex-ministre du gouvernement de gauche toujours au pouvoir, se joint à eux pour le dîner, les discussions s’animent. Il faut dire qu’Antoine et Madeleine préparent tous deux leur oral d’admission à l’ENA après leurs brillantes études à Sciences Po Lyon. Déterminée à faire bouger les choses, l’étudiante ayant fini major de promotion grâce à son brillant mémoire sur l’économie sociale et solidaire défend ses convictions. Selon elle, les questions écologiques et féministes devraient et devront être au cœur du débat.
Elle ne se défile donc pas lorsqu’il s’agit de formuler ses remarques à l’ex-ministre au sujet de sa récente loi qu’elle jugeait trop tiède, alors qu’elle avait l’occasion de marquer l’histoire en se montrant ambitieuse et progressiste. Mais le père d’Antoine veille au grain et ne tarde pas à la ramener à sa condition de jeune idéaliste qui perçoit le monde tel qu’elle voudrait qu’il soit au lieu de le voir tel qu’il est réellement. Le sempiternel laïus de baby-boomers qui mène à une inévitable confrontation intergénérationnelle entre ceux qui veulent faire bouger les choses et ceux qui se portent bien dans leur état actuel.
Au lendemain de ce dîner animé, le couple prend la route. Suite à un coup de fil qui l’a rendu nerveux, Antoine a une altercation avec un automobiliste local auquel il adresse un doigt d’honneur en le dépassant. Vexé, le conducteur du pick-up le double à nouveau et s’arrête pour le confronter, sur cette petite route isolée. Le ton monte rapidement, malgré les excuses expéditives et fuyantes d’Antoine, et l’incident vire au drame. Une bagarre éclate. Voyant son compagnon se faire agresser, Madeleine vient à sa rescousse. Elle saisit un fusil dans le coffre du pick-up et le menace de son arme pour l’obliger à libérer Antoine. Soudain, le coup part et percute en plein torse l’agresseur devenu victime. La fin tragique de leurs grandes espérances ?
Que faire : se dénoncer et attester de la légitime défense, se débarrasser de l’arme et espérer s’en sortir ? Si Madeleine privilégie le premier scénario, Antoine opte pour le second sans lui laisser le choix. Il cache le fusil dans la forêt et convainc sa compagne qu’ils s’en sortiront et pourront ainsi reprendre le cours de leur vie, alors que leur entrée à l’ENA se profile. Face aux gendarmes, qui interrogent le voisinage, ils maintiennent leur version. Pourront-ils laisser derrière eux, sur cette île, ce traumatisme effroyable et retrouver leur quotidien sur le continent, comme si de rien n’était ?
Secrets and lies
Comment gérer le sentiment de culpabilité et la crainte que leur terrible secret soit un jour découvert et n’anéantisse leurs espoirs d’une vie d’engagement politique ? Antoine n’y parvient pas et disparaît de la circulation. Madeleine, soudainement abandonnée, tente de trouver du réconfort auprès de son père soixante-huitard, qui l’a délaissée petite et à qui elle finit pourtant par se confier. Plus tard, la tante d’Antoine qui cherche à reconquérir un ministère, lui propose un poste de conseillère pour boucler un projet de loi avec lequel elle compte marquer les esprits.
Avec ce thriller mêlant habilement les enjeux criminels et les manœuvres politiques, Sylvain Desclous signe le portrait de ce qu’il considère certainement comme la naissance d’une grande héroïne politique. Complexe et ambivalente, ni blanche colombe ni impitoyable arriviste, sa Madeleine est habitée d’une féroce volonté de faire avancer le monde et de réduire les inégalités sociales face au libéralisme destructeur. Malgré ses origines modestes, cette jeune femme diplômée, qui a refusé de céder au déterminisme, s’est ouvert la voie vers un avenir prometteur avec de belles valeurs à porter. Mais elle devra composer sans se renier avec le mode opératoire des élites, que beaucoup considèrent comme déconnectées des préoccupations des Français – et notamment des plus précaires.
Déterminée à être actrice du changement et à rendre meilleure la vie des salariés, ouvriers, intérimaires et autres stagiaires, elle va s’efforcer d’intégrer le système pour mieux le changer de l’intérieur. Mais parce qu’elle ne veut pas que cet homicide involontaire compromette son avenir, elle risque bien de devoir adopter certains codes, y compris face à celui qui partage désormais son secret après avoir partagé sa vie. Peut-on changer le monde lorsque l’on cache un tel secret ? La noblesse d’une cause justifie-t-elle les moyens mis en œuvre pour que celle-ci triomphe ? C’est dans cet interstice retors que l’intrigue du film va nous conduire.
Et pour incarner ce personnage si merveilleusement ambigu, le cinéaste a choisi celle qui s’est révélée dans Une jeune fille qui va bien, Rebecca Marder. Réussissant non seulement l’exploit d’éclipser le pourtant Benjamin Lavernhe, dont on apprécie de le voir s’aventurer dans le côté obscur avec autant de talent et de subtilité, elle porte le film de son éblouissante prestation dans la peau de Madeleine, oscillant de l’ombre à la lumière avec une aisance remarquable. Charismatique et convaincue lorsqu’elle défend ses idées, jusque dans une situation où son avenir semble s’écrire entre quatre murs, elle se montre fragile et bouleversante lorsqu’elle se libère du poids de la culpabilité, puis ferme et résolue lorsqu’elle tient tête à celui qui l’a lâchement abandonnée. Celle qui fait déjà des merveilles dans Mon crime de François Ozon, au point de faire de l’ombre à une autre Madeleine (Nadia Tereszkiewicz) confirme qu’elle est en train de s’installer définitivement dans le paysage français pour en devenir l’une de ses plus belles ambassadrices.
Assurément, Rebecca Marder est l’atout majeur du second long métrage de Sylvain Desclous, qu’elle irradie de son talent, mais celui-ci est loin de s’en contenter : une intrigue savamment bâtie qui propose une exploration captivante des rouages politiques, des dialogues soignés qui prennent toute leur ampleur dans la bouche de son trio d’acteurs, une belle gestion du suspens grâce à une mise en scène fluide qui maintient la tension et une partition musicale aux faux airs de neo-western, qui ne manque pas d’insuffler un supplément atmosphérique à ce film prenant et réussi. Prévu pour le 22 mars, le bien nommé De grandes espérances viendra parfaitement célébrer l’arrivée du printemps.