jérémie Périn.©Hugues Lawson-Bodyjpeg (1)

JEREMIE PERIN & LAURENT SARFATI | Interview

Après une longue gestation de plusieurs années, le film de science-fiction Mars Express, un des temps forts du festival d’Annecy tenu en juin dernier, arrive en salle. L’occasion pour nous de rencontrer le réalisateur et scénariste Jérémie Périn, accompagné de Laurent Sarfati, co-auteur du film. Les deux collaborateurs de longue date dans le milieu de l’animation nous ont reçu pour un entretien à quelques jours de la sortie

Le Bleu du Miroir : Mars Express occupe une place singulière dans le paysage cinématographique français. Comment monter un film d’animation de science fiction de ce type aujourd’hui en France ?

Jérémie Périn: On le monte comme un film d’animation, en premier lieu. Cela passe par la recherche de l’aide du CNC, celles des régions et éventuellement, la sollicitations de fonds privés. La difficulté qui aurait pu être la nôtre, c’était celle de convaincre cet ensemble de financeurs de faire un film de science-fiction plutôt adressé aux adolescents et aux adultes, alors que l’animation continue d’être perçue comme une production majoritairement familiale.

Mais il se trouve que la série Last Man, dont j’ai réalisé la première saison, a eu un succès inattendu et même inespéré, ce qui a permis de répondre facilement aux discours du type « ça ne va pas marcher, il n’y a pas le public pour ». Didier Creste, notre producteur délégué, a une théorie à ce sujet : Jérémy Clapin, le réalisateur de J’ai perdu mon corps, a eu beaucoup de mal à trouver de financements. Il n’a pas eu l’aide du CNC, ni celles de France Télévision il me semble et pourtant, le film a plutôt bien marché, il a eu un retentissement critique assez conséquent et s’est bien vendu à l’international. Selon Didier, tous ces acteurs ont regretté d’avoir manqué le train, de ne pas avoir fait partie de cette aventure et se sont dit qu’il ne fallait pas manquer le prochain projet du même acabit, et il se trouve que le projet suivant, c’était nous !

MARS EXPRESS

Ce qui est frappant dans votre film, c’est sa ligne directrice : à mesure qu’il se déroule, l’univers s’étend de manière logique, sans trop d’effet de démonstration, l’exemple typique étant la scène de l’autoroute où l’on comprend qu’il y a tout un protocole qui est mis en place automatiquement en cas d’accident au moment où cela survient. Cela aboutit à un suspense assez fort. D’où provient cette efficacité ? Du travail d’écriture ? D’autres influences ?

Laurent Sarfati: Ça ne vient pas que de l’écriture… mais ça commence à cette étape !

J.P.: C’est une façon de faire que j’aime bien dans les mondes fantastiques et la SF : mettre le public devant le fait accompli. Cela crée un effet de surprise, un effet de sidération. Et c’est d’autant plus intéressant de réussir cet effet là que les personnages, eux, ne sont pas surpris. Les spectateurs se disent subitement « attends, qu’est-ce que c’est que ça ? », mais voient la réaction des protagonistes et se disent spontanément « ok il doit y avoir un système logique, cohérent, connu de tous dans ce monde là, donc on va le décrypter ». Ils entrent alors dans une compréhension et une participation active à la fiction du film, qui vient contredire un sentiment de distanciation, de surréalisme « science-fictionnesque » propre au genre.

L.S. :: Et pour parvenir à cet effet je pense qu’il n’y a pas d’autre solution que de savoir, pour nous, comment tout marche. Même si on n’explique rien, il faut que tout ait une logique intrinsèque.

J.P.: Exactement. Même s’il n’y a pas d’exposition pour nous dire à quoi sert le rail de secours sur le périph’ au moment où la scène démarre, il n’en reste pas moins présent depuis le début de la séquence dans le décor. Il n’apparaît pas simplement de manière arbitraire au moment où on veut l’utiliser.

C’est une façon de faire que j’aime bien dans les mondes fantastiques et la SF : mettre le public devant le fait accompli.

L.S.: Cette scène est un bon exemple, car on s’est pas mal pris la tête au moment de l’écriture pour tout ce qui est scènes d’action en général car il y a beaucoup de détails à prendre en compte. Et après quand moi, en tant que scénariste, je vois la séquence animée finale je constate qu’il y a toute une surcouche de détails auxquels on ne peut pas penser à l’écrit, et qui seraient même impossibles à décrire avec un tel niveau de précision. On s’est pris la tête ensemble à l’écriture, et Jérémie change ensuite de casquette pour se reprendre la tête avec les visuels lors de la réalisation.

Du coup il y a un effet de réel assez prononcé dans votre film, avec notamment les personnages qui ont un langage qu’on ne comprend pas forcément au début, mais qui se réfère à des choses de leur quotidien, comme les robots « déplombés » par exemple…

J.P.: On a essayé de rendre le récit intuitif, en émaillant le film d’indices que les spectateurs peuvent recouper.

L.S.: En tant que spectateurs, personnellement, on aime bien être un peu perdus, et tout en ayant des choses auxquelles se rattraper progressivement. C’est un exercice difficile, le but n’est surtout pas que le public soit paumé mais de trouver un équilibre pour qu’il puisse suivre tout en étant réellement dépaysé.

INSÉRER TITRE DU FILM

Cela se retrouve dans votre approche de la technologie : dans un film de science-fiction elle est évidemment très présente, mais il semblerait que votre point de focalisation est moins sur les nouvelles possibilités qu’elle offre que la manière dont elle est intégrée dans le quotidien des personnages, comme une extension d’eux-mêmes. Il suffit qu’Aline penche la tête pour être soudain en communication avec son coéquipier…

J.P.: C’était l’idée de se mettre à la hauteur des personnages dont c’est la vie quotidienne, et de les voir vivre avec ça, avec un point de vue presque…

L.S.: Naturaliste ?

J.P.:Oui, ou un point de vue d’anthropologue, enfin d’anthropologue du futur en tout cas. En me lançant dans la mise en scène, je me suis dit « il faut que je m’imagine être un habitant de cette planète, de cette époque ». Par conséquent je ne voulais pas faire des plans carte postale, en montrant la tour Eiffel du coin… Je n’ai pas un point de vue de touriste, je compose avec ce qui est la vie quotidienne de mes personnages. Je ne vais pas m’attarder sur des détails qui sont spectaculaires ou exotiques. L’idée, c’était de faire un film contemporain, mais du futur !

C’est drôle, parce que votre film met en scène, en sous-texte, le déclassement de ses deux personnages principaux : Carlos, par sa résurrection en tant que cyborg, est passé du statut de sujet à objet, tandis qu’Aline vit avec un alcoolisme qui a tendance à ressortir. Ce n’est pas le centre du récit, mais pris dans un spectre large on se rend compte que les personnages vont de moins en moins bien.

J.P. : C’est même illustré par les différentes tenues qu’Aline porte au fil du film, à la fin elle porte un bleu de travail, alors qu’au départ elle a des tenues un peu plus complexes, en particulier à l’aéroport où elle apparaît dans une tenue assez chic qui évoque un kimono. Puis c’est quelque chose qui se perd progressivement. Elle devient aussi consciente qu’elle n’est pas aussi privilégiée qu’elle le croyait, vis-à-vis de sa relation avec plusieurs personnes haut placées notamment.

MARS EXPRESS

Le sujet du « déclassement » en France, ces derniers mois, s’est accéléré de manière un petit peu trop brusque, pour employer un euphémisme. Et du coup j’ai l’impression que votre film, qui sort maintenant, va peut-être frapper plus fort et plus finement que s’il était sorti à la période du festival d’Annecy, il y a quelques mois…

L.S.: Il y avait eu les gilets jaunes encore avant, le film était déjà en production à ce moment là. Mais effectivement c’est quelque chose qui est toujours dans l’air.

J.P.: J’ai eu des retours dans ce sens également lors du festival d’Annecy cette année et également un peu avant. C’est vrai qu’il y a eu une recrudescence des violences policières cet été, qui est aussi un sujet du film, lorsqu’il prend un tournant plus grave. Ce sont des sujets qui nous tiennent à cœur, et il y a des choses qui se sont imposées, notamment la pique au traitement médiatique réservé à ces événements.

L’impression de réel de Mars Express passe aussi par votre façon d’animer les personnages, et plus particulièrement leurs expressions. C’est un aspect assez marquant de votre travail.

J.P.: C’est un élément sur lequel j’ai eu envie de m’attarder dans le film, et je suis content d’avoir l’occasion d’en parler un peu en interview. J’ai essayé de remettre en question les expressions toutes faites que l’on voit beaucoup dans l’animation, ou même dans la bande dessinée. J’ai essayé d’inclure dans Mars Express des expressions qui ne sont pas nécessairement mises en avant d’habitude, car elles peuvent enlaidir un visage. L’idée n’est pas de rendre les personnages monstrueux bien sûr, mais j’aime bien faire apparaître des plis sur le cou, les rides du front, ou bien le double menton quand le personnage est affalé dans un lit ou un fauteuil, simplement parce que ce sont des expressions qui nous appartiennent à tous et toutes. On les voit dans les films, et je me demande pourquoi ce n’est pas plus présents dans les dessins animés, où l’on est plus dans ce que j’appelle des expressions d’émoji, sans vouloir être méchant. Que ce soit chez Disney ou chez Miyazaki, un certain stéréotype persiste dans les émotions représentées, on retrouve les mêmes d’un personnage à l’autre. Il y a un truc que je déteste chez Dreamworks, et aux États-Unis de manière générale, c’est cette espèce de tête avec un sourcil baissé, un sourire relevé et un sourire en coin qui mange la moitié du visage.

À la manière du Prince charmant ou de Lord Farquaad dans Shrek.

J.P. : C’est une chose à laquelle on est habitués aujourd’hui et qui revient souvent, comme par réflexe, chez les animateurs. Ça a intégré la grammaire de l’animation. Je ne la trouve pas inintéressante, mais j’avais envie de l’augmenter en essayant de représenter d’autres expressions.

L.S. : Il y a plusieurs séquence dans le film où les personnages ne parlent pas directement, où ils sont en communication les uns avec les autres par la pensée, et ce sont des moments où j’aime particulièrement l’animation des visages. Pour moi c’est du même ordre que la scène avec Roberta, la hackeuse, où sa caméra se rallume et qu’elle est filmée à son insu : elle a des expressions assez vagues où elle pense à autre chose…

J.P.: Oui, elle s’emmerde en fait.

L.S.: Voilà, et c’est quelque chose que l’on ne voit pas trop en animation. Des personnages qui s’ennuient, qui vivent en fait.

C’est vrai qu’il y a eu une recrudescence des violences policières cet été, qui est aussi un sujet du film, lorsqu’il prend un tournant plus grave. Ce sont des sujets qui nous tiennent à cœur, et il y a des choses qui se sont imposées, notamment la pique au traitement médiatique réservé à ces événements.

C’est vrai que la beauté est généralement quelque chose pensé à la création des personnages dans l’animation, comme un critère de design. Dans Mars Express, les protagonistes sont plus « neutres », mais ont du charme par leur façon de se comporter, leurs expressions et puis tout simplement leur voix. Comment s’est déroulé le travail avec les interprètes ? C’était la première expérience de doublage de Léa Drucker ?

J.P. : Elle avait eu un tout petit rôle dans 50 nuances de grecs, c’était un personnage secondaire dans un épisode de trois minutes. C’était sa seule expérience de doublage au moment où, au téléphone, elle a accepté le rôle : elle avait aimé l’exercice et voulait incarner un personnage plus complet. Comme tous les acteurs qui ne sont pas spécialisés dans le doublage, c’était une manière pour elle d’expérimenter quelque chose de nouveau. Elle a l’habitude d’utiliser tout son corps pour jouer et incarner son personnage, et subitement elle devait tout faire passer par la voix, en acceptant que l’image autour de sa voix ne lui appartient pas. Par ailleurs, les enregistrements sont beaucoup plus intenses que le jeu devant la caméra car on est beaucoup plus libres de reprendre une scène et de passer de l’une à l’autre. Sur un tournage les choses sont différentes car le maquillage, les costumes, les lieux d’enregistrement sont à préparer. C’est, pour l’acteur, un exercice mental spécial car il faut s’imaginer être dans les circonstances de la scène alors qu’on est dans un studio d’enregistrement, et être capable de passer d’une scène à l’autre en quelques instants. Quand a juste une barre devant soi pour se tenir et aucune image d’accompagnement, ce n’est pas évident.

Pas même de concept art ?

J.P. : Il y avait un petit peu, je lui avais montré à quoi ressemblerai son personnage. Une partie du storyboard était déjà réalisé mais on ne le montrait pas aux interprètes, à moins que l’on bute sur une action spécifique où il fallait ajuster un peu leur jeu. Par contre, on parcourait nous-mêmes le storyboard lorsqu’on enregistrait tous les petits cris pour illustrer les chutes ou des échanges de coups, pour être sûrs de ne pas en oublier un. Dans l’ensemble, je ne voulais pas embêter les acteurs avec un timing, car on peut toujours revoir ça au montage, et que le côté vivant vient d’eux.

Vous étiez favorables aux ajustements lors de l’enregistrement ?

J.P. : Oui, Laurent et moi sommes tout à fait d’accord avec ça. Si une phrase est difficile à dire, c’est peut-être qu’elle est trop littéraire, trop écrite, et dans ce cas là il faut changer. L’important c’est que le sens de la nouvelle réplique soit le même.

L.S.: Et puis tout simplement les acteurs peuvent parfois avoir un meilleur sens de la formule que nous, qu’ils trouvent une formulation plus percutante, plus directe qui fonctionne mieux.

MARS EXPRESS

Le montage reste donc un élément important dans votre conception du film.

J.P.: Le montage est primordial dans notre travail, mais dans un film d’animation, contrairement au cinéma classique, il se fait avant la réalisation des images. On fait un storyboard et on monte ce storyboard pour éviter de fabriquer des plans inutiles, là où les réalisateurs tournant en prise de vue réelle peuvent se permettre de laisser de côté certains plans, de changer les scènes après le tournage… En animation il ne faut surtout pas qu’on se rende compte qu’une scène ne marche pas du tout au montage, alors qu’on a passé trois mois à la mettre en mouvement.

L.S.: Il n’y a pas de deuxième phase où on affine l’ensemble, à part un petit peu à la fin quand on travaille la couleur mais ce sont des changements très subtils.

Pour conclure, parlons parcours de votre film du point de vue de la production. Mars Express a beaucoup été projeté en tant que work in progress, il y a eu beaucoup de communication et de discussions de votre travail dans plusieurs cercles, avant même qu’il soit achevé. Est-ce une pratique courante ? Ou quelque chose que vous avez voulu mettre en place pour ce projet en particulier ?

J.P.: Plusieurs idées viennent de Didier Creste, le producteur : on a été plusieurs fois dans Mad Movies, le tournage d’un making of du film a été décidé très rapidement également, dès la mise en production. Une caméra nous a suivi avant même que l’écriture du film soit définitive, ce qui est assez rare. D’habitude ce genre de film est réalisé à la fin du tournage, en piquant quelques plans à droite à gauche et en interviewant les membres de l’équipe a posteriori, tandis que pour Mars Express tout à été filmé en temps réel. On a eu l’occasion de présenter plusieurs fois le film à Annecy également, pour présenter des scènes et pour discuter de la place de la science-fiction dans l’animation, qui n’est pas si évidente que ça en France. Mais je ne peux pas vous dire si c’est quelque chose d’inhabituel ou non, simplement on a fait comme ça pour ce film. Encore une fois, beaucoup de ces idées viennent de Didier, qui croyait au projet et a essayé de faire vivre le film au maximum avant qu’il ne sorte en salles.


Propos recueillis et édités par Emilien Peillon pour Le Bleu du Miroir.

Remerciements : Jérémie Perin, Laurent Sarfati, E. Ponzio et V. Braillard. Photo : ©Hugues Lawson



%d blogueurs aiment cette page :