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MONIA CHOKRI | Interview

Après La femme de mon frère (2019) et Babysitter (2022), Monia Chokri est de retour avec Simple comme Sylvain, une romance pétillante et douce-amère, sans doute son plus beau film à ce jour. Sélectionné dans la catégorie Un certain regard à Cannes cette année, le film explore le désir féminin, le couple et le sentiment amoureux. Loin de l’effervescence cannoise, quelques mois avant la sortie du film, nous avons rencontré Monia Chokri à Paris. Celle qui se décrit comme une artiste “qui aime parler dans la vie comme dans les films” nous a offert un échange généreux et une réflexion lucide, sans être désenchantée, sur sa vision de l’amour. 

Le Bleu du Miroir : Simple comme Sylvain rafraîchit complètement les codes de la comédie romantique, très marqués par des regards masculins. Quels sont vos classiques à vous et qu’aviez-vous envie d’apporter au genre ?

Monia Chokri : J’ai grandi dans les années 90, donc j’ai été biberonnée à des films comme Pretty Woman. Des films de Woody Allen aussi, beaucoup de films américains, mais aussi des films français. 

Le dénominateur commun de tous ces films, c’est qu’il y a un rapport de toxicité. On le voit avec Sex & the City : les fans commencent à dire que Mr. Big est un pervers narcissique, alors qu’il était considéré comme le Graal, à l’époque où la série est sortie. Pretty Woman, c’est quand même l’histoire d’un millionnaire qui sauve la vie d’une prostituée, on est souvent dans un déséquilibre. Comme on a été élevées avec ces films-là, ils teintent aussi nos rapports amoureux, notre manière de concevoir l’homme sauveur, qui prend en charge, mais aussi l’homme qui peut nous faire des misères, qui peut disparaître.

Dans Simple comme Sylvain, j’ai eu envie de parler de l’intime des femmes et de célébrer leur désir, avec plus de justesse. Ma chance, c’est que j’avais à explorer quelque chose qui avait été rarement exploré de la part des hommes, qui ont quand même dominé l’imaginaire du cinéma depuis sa création. Et la chance qu’on a, par rapport aux hommes, c’est qu’on a eu accès à beaucoup de leur intimité, comme ils l’ont beaucoup dévoilée dans leurs films. 

C’était important pour moi de déconstruire le cliché qui dit qu’une femme belle ne peut pas être intelligente.

Dans le film, au-delà du lien du couple, d’autres formes de liens sont évoquées. Il y a notamment la rencontre touchante entre Sophia et la belle-sœur de Sylvain. Raconter cette sororité, ce lien inattendu était-il déterminant dans votre vision du parcours de Sophia ? 

Oui, c’est sûr que j’avais envie que les rencontres féminines soient douces, mais pas que. Parce que quand Sophia rencontre la cousine de Sylvain, il y a quand même une espèce de rivalité dans la séduction. Les rapports entre les femmes, entre les hommes et entre les femmes et les hommes, ce n’est pas forcément tout rose. J’avais une envie de nuance et de justesse. Je voulais raconter qu’une fille qui est esthéticienne au fin fond de la campagne puisse rencontrer quelqu’un comme Sophia, qu’elles puissent se comprendre et se respecter. 

Monia Chokri Magali Lépine Blondeau

Dans votre discours, lors de la projection à Cannes, vous parliez de l’importance de la bienveillance et de l’amour sur le tournage. Pouvez-vous nous parler du choix de vos acteurs, notamment de Magalie Lépine Blondeau, qui est formidable ? Qu’est-ce que ça implique et qu’est-ce que ça vous apporte de tourner avec vos amis ?

Magalie est ma meilleure amie, mais c’est aussi une grande actrice que j’admire énormément. C’est l’une des premières lectrices du scénario de Simple comme Sylvain. Elle porte les mêmes réflexions que moi sur le monde, donc pour moi, c’était une évidence qu’elle saurait porter le rôle et le comprendre. Et j’aimais aussi le fait que Magalie soit à la fois très sensuelle, très désirable, mais aussi très intellectuelle. C’était important pour moi de déconstruire le cliché qui dit qu’une femme belle ne peut pas être intelligente. 

J’avais déjà travaillé avec Pierre-Yves (Cardinal), il avait joué mon partenaire amoureux dans une série. Je savais qu’il était très respectueux, ouvert d’esprit et doux. Pour un rôle assez fragilisant comme celui de Sophia, qui implique beaucoup d’intimité, je voulais un partenaire qui soit dans l’écoute. 

J’ai déjà travaillé avec mon équipe sur plusieurs films. On fait un métier bizarre, moi je me fais applaudir quand je rentre dans une salle, mais pour eux, après le film, c’est terminé. Leur seule récompense, c’est le plateau. Donc je tiens beaucoup à la reconnaissance et au respect quand ils travaillent. 

Comment le fait d’être à la fois actrice et réalisatrice sur le plateau influence-t-il votre direction d’acteur ? 

J’essaie de traiter les acteurs comme moi j’aimerais être traitée, avec douceur et écoute. Je sais à quel point le métier d’acteur est fragilisant. On ne se rend pas compte, mais sur un plateau, ils sont en performance devant une équipe qui les regarde, comme un public. Sur les plateaux québécois, on est plutôt bavards, donc c’est important, par exemple, d’instaurer un aspect cérémonial de rigueur et de concentration quand la caméra tourne. 

Je suis très proche des acteurs, donc on fait beaucoup de répétitions avant le tournage. S’il y a le moindre mot avec lequel ils ne sont pas à l’aise dans le texte, je leur demande de m’en parler pour chercher le mot juste. Le travail de metteur en scène, c’est aussi un travail de psychologue, chaque acteur a sa méthode, sa manière de vivre les choses et donc c’est exigeant, mais il faut être très disponible. 

On ressent cette empathie dans le film, notamment à travers l’humour. Vous diriez que les conditions de tournage reflètent l’état d’esprit du film ?

Oui, je dis toujours qu’une journée pendant laquelle on n’a pas rigolé sur le plateau, c’est une journée perdue. Même moi, parfois je suis un peu rebelle sur mon propre plateau, je rigole trop, il faut que je me calme un peu ! (rires) Mais oui, je veux créer une ambiance joyeuse et c’est à l’image de ce qui se reflète à l’écran, je pense. Le film n’a pas été fait dans la douleur, ça c’est sûr. 

Simple comme Sylvain

Le charme du film c’est aussi les merveilleux moments de fantaisie que vous offrez, le vieux téléphone qui sonne, le temps qui s’arrête le temps d’un baiser, des mouvements de caméras inattendus. Avez-vous pensé cet aspect un peu magique dès le début de l’écriture ? 

Ça s’est fait de manière un peu instinctive, je n’ai pas vraiment de plan quand je crée mes univers, j’essaie seulement de toujours penser à la justesse des situations. Pour moi, le téléphone qui sonne, c’est un moment qui ramène Sophia à la réalité. Ce genre de rupture de rythme permet aussi de réveiller le spectateur. 

Le système du couple, c’est un système politique qui a ses codes.

Le film aborde le modèle du couple soumis aux influences culturelles, philosophiques mais aussi son aspect social. Qu’est-ce qui donne à Sophia le courage de faire voler en éclat sa vie toute tracée ? 

Je pense que Sophia ne se rend pas compte qu’elle est étouffée. Elle n’est pas étouffée par Xavier (son compagnon) mais plutôt par le système dans lequel elle est. C’est un peu le point de départ de ma réflexion sur le film. Le système du couple, c’est un système politique qui a ses codes : on rencontre quelqu’un, on vit un moment passionnel, ensuite ça se calme, on achète une maison, on va chez IKEA, on va projeter d’avoir des enfants… C’est très difficile de sortir de ça. Moi, j’ai expérimenté ce type de relation pendant dix ans, avec quelqu’un de formidable, mais il y a des choses auxquelles je n’arrive pas à adhérer. Par exemple, le fait d’habiter avec quelqu’un, au-delà des raisons économiques, je n’y trouve pas d’avantage majeur. Je pense que Sophia a suivi ces codes-là pendant tellement longtemps, que le contact de Sylvain, au départ physique et chimique, ouvre une porte en elle qu’elle ne peut plus refermer ensuite, tout en sachant possiblement que la relation ne va pas marcher.

Et le personnage que vous interprétez dans le film incarne encore une vision différente du couple.

Oui, c’est une vision du couple qui est structurée par la famille. Quand on a des enfants, les enjeux ne sont plus les mêmes. Le couple de Françoise et Philippe, c’est un couple qui s’aime, mais qui s’engueule tout le temps. Et à travers eux, je voulais aussi montrer que même si je suis entourée de couples très ouverts d’esprit, je trouve que les femmes de ma génération souffrent d’une charge mentale bien plus élevée que les hommes. 

Chaque film est un travail thérapeutique de réflexion sur moi-même.

Quels sont les auteurs et les ouvrages qui ont nourri votre réflexion ? 

Tous ceux cités dans le film : Platon, Spinoza, Jankélévitch… Et par contre, il y a quelque chose qui est arrivé un peu par hasard : pendant le montage du film, j’ai lu À propos d’amour de bell hooks, qui a bouleversé ma réflexion. Et c’est pour ça que j’ai ajouté une voix-off de Sophia qui parle de bell hooks au montage, à la dernière minute. Je trouvais cela intéressant de finir par cette parole-là, sur le rapport à l’amour qui n’était pas quelque chose qu’on subissait. Je trouvais que finalement les réflexions philosophiques des hommes évoquent toujours l’idée qu’il y a une fatalité dans l’amour. C’est ce que dit Jankélévitch, qu’on subit l’amour, que ça nous arrive comme ça et qu’on ne peut pas faire autrement. Et bell hooks dit qu’on oublie qu’aimer c’est un verbe actif et que donc on peut choisir d’aimer. C’est comme n’importe quel sentiment, on peut le dompter.

Le film propose une vision de l’amour qui est très belle, sans être naïve. Est-ce que ça reflète tout le travail que vous avez fait sur votre propre vision de l’amour et du couple ? 

Chaque film est un travail thérapeutique de réflexion sur moi-même. Donc oui, ça m’a aidée, j’ai fait ce film-là dans une démarche de me comprendre moi-même.

Selon-vous, le couple est-il un terrain d’inspiration infini en matière de fiction ?  

En tout cas ça m’intéresse, ça c’est sûr. (rires)

Effectivement, je pense que c’est infini car l’amour c’est la chose la plus intime et la plus universelle. Quand on rencontre quelqu’un, l’amour est unique et en même temps c’est un sentiment tellement banal, parce que tellement vécu. C’est ça qui est très charmant dans l’idée d’explorer l’amour dans l’écriture, c’est infini ce qu’on peut imaginer de l’amour.

Simple comme Sylvain

Au-delà du genre de la comédie romantique, vos films sont souvent hybrides. Avec BabySitter, vous avez proposé une œuvre inclassable, avec des éléments qui rappellent le film fantastique, voire horrifique. Êtes-vous attirée par ces genres et souhaiteriez-vous les explorer dans le futur ? 

C’est vrai qu’avec Babysitter, j’ai beaucoup aimé l’expérience de l’horreur. Je ne sais pas quand ni comment, mais ce n’est pas exclu que je fasse un film d’horreur. 

J’aime les films d’horreur, mais ça me fait très peur. Par exemple, j’ai vu Ça, il y a quelques temps dans l’avion, en plus Xavier (Dolan) a un petit rôle dedans donc ça me faisait rire, mais après ça j’ai eu peur pendant une semaine chez moi. J’aime surtout les films d’horreur psychologique, mais ce qui me fait le plus peur ce sont les films de fantômes comme The Ring ou Le projet Blair Witch

Pouvez-vous nous parler de vos prochains projets ? 

J’aimerais bien, mais je suis vraiment à l’orée de l’écriture. J’ai quelques pistes mais je ne sais pas encore ce que je vais faire exactement. Pour le moment, j’essaie de développer le silence, qui est intéressant pour une artiste, surtout quand elle aime parler autant, dans la vie comme dans les films. (rires)

Justement, d’où vous vient cet intérêt pour la conversation et les personnages volubiles ? 

De ma famille. Chez nous, à table, on parlait beaucoup, on débattait. Et puis comme dit le personnage de la mère de Sophia, avoir un langage développé, c’est avoir une pensée claire. 


Propos recueillis et édités par Marie Serale pour Le Bleu du Miroir.

Remerciements : Monia Chokri, Monica Donati & Pierre Galuffo



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