LEURS ENFANTS APRÈS EUX
Août 92. Une vallée perdue dans l’Est, des hauts fourneaux qui ne brûlent plus. Anthony, quatorze ans, s’ennuie ferme. Un après-midi de canicule au bord du lac, il rencontre Stéphanie. Le coup de foudre est tel que le soir même, il emprunte secrètement la moto de son père pour se rendre à une soirée où il espère la retrouver. Lorsque le lendemain matin, il s’aperçoit que la moto a disparu, sa vie bascule.
Critique du film
Cycle Hello Summer ☀️
Le film s’ouvre sur un ciel bleu puis sur un paysage de lac baigné par le soleil. Anthony et son cousin s’ennuient et décident, pour passer le temps, de voler un canoë pour rejoindre la plage des « culs-nus ». Pas de naturistes sur la fameuse plage mais deux adolescentes. Les regards se croisent, on s’observe, on fume un joint et on se donne rendez-vous plus tard, pour une soirée. Une soirée qui va faire basculer la vie d’Anthony… Au travers de quatre étés, Leurs enfants après eux raconte le passage de l’adolescence à l’âge adulte d’Anthony, dans le décor d’une petite ville du Nord-Est de la France qui se meurt au cours de la décennie 90.
Adapter le succès littéraire de Nicolas Mathieu, lauréat du prix Goncourt en 2018, était un challenge de taille pour les (encore) jeunes Ludovic et Zoran Boukherma. Leur très bon Teddy, sorti en 2021 et partageant un certain nombre de thématiques avec le roman, laissait présager que les frères sauraient en capter l’essence. Et effectivement, ils signent avec Leurs enfants après eux une grande fresque adolescente, qui n’aura malheureusement pas connu le succès en salles, passant après L’Amour ouf et ses nombreux points communs (épopée amoureuse adolescente dans la France provinciale de la fin du XXe siècle). La sortie en décembre n’a certainement pas aidé non plus. Le film aurait mérité de sortir en début d’été, tellement cette saison y appose son empreinte.
Le livre de Nicolas Mathieu raconte l’histoire d’adolescents des classes populaires dans une province marquée par la désindustrialisation et le chômage, et l’impact du déterminisme social sur la façon dont ils vont se construire. Si le passage au grand écran, imposant une narration différente et plus resserrée par rapport à un roman, ne permet pas aux Boukherma de décrire en profondeur le contexte social, ils arrivent cependant à parfaitement le faire transparaître à l’écran. En dehors des éléments même de l’histoire, les hauts fourneaux désertés reviennent régulièrement dans le paysage, s’imposant comme son unique horizon.
L’été va également apparaître comme un élément important pour définir le contexte social et le déterminisme auquel sont soumis les adolescents. Pendant cette période sans cours, il n’y a plus grand-chose à faire pour ces jeunes qui tuent leurs journées comme ils le peuvent (« On s’emmerde » sont d’ailleurs les premiers mots prononcés par Anthony). Les chaudes journées d’été se ressemblent toutes, d’année en année, même quand Anthony reviendra de deux ans à l’armée, le seul moyen qu’il ait trouvé pour s’échapper de sa ville natale, rien n’aura changé. La saison estivale apparaît comme un marqueur d’unité, soulignant un peu plus le caractère immuable et suffocant du cadre dans lequel se dessine l’avenir de ces adolescents.
Anthony rêve pourtant de s’émanciper de sa condition. Les virées en moto dans la fraîcheur de la nuit sont les témoins de ces instants de respiration. Tout comme le moment où, lors d’une baignade de nuit, au son des Red Hot Chili Peppers, Anthony tombe définitivement sous le charme de Stéphanie, la fille d’un notable et image du désir d’émancipation sociale d’Anthony. C’est au cœur de la saison estivale que l’histoire trouve également des événements rassembleurs qui permettent de casser les barrières sociales, comme le 14 juillet au cœur du troisième été ou encore la Coupe du monde de football de 1998 sur laquelle va s’achever le film. C’est lors du premier événement, qu’aura lieu le climax de la relation entre Anthony et Stéphanie, et lors du second qu’Anthony achèvera de devenir adulte et acceptera le caractère inéluctable de sa condition.
Les frères Boukherma ont été biberonnés au cinéma américain, l’influence est évidente dans Leurs enfants après eux, et convient parfaitement pour raconter l’histoire de ces jeunes qui rêvent d’un ailleurs tel qu’ils le voient à travers un écran. Le logo Warner, distributeur du film, impose dès le début ce sentiment, puis le choix du format Scope qui finit de donner au film des allures de grande fresque épique. Un parti-pris inhabituel mais audacieux et bienvenu pour un coming of age, ayant en plus pour cadre les classes populaires. Les Boukherma iront jusqu’à faire des couloirs de garages d’une barre HLM le terrain d’un duel de western, ou à offrir des moments oniriques en nuit américaine. Dans les grands moments de mise en scène, on se souviendra particulièrement du slow en plan-séquence lors du bal du 14 juillet, magnifiquement éclairé par Augustin Barbaroux. Le côté cinéma américain transparaît également dans la transposition à l’écran du personnage d’Hacine, qui devient presque un archétype du méchant en tant que grand ennemi d’Anthony.
Heureusement l’interprétation toute en nuances de Sayyid El Alami lui apporte beaucoup de fragilité, en adéquation parfaite avec le jeu de Paul Kircher qui incarne avec subtilité la maladresse d’Anthony. Cette connexion entre les deux comédiens permet de créer le lien entre les deux personnages, victimes en fait du même déterminisme social et dont la rivalité n’est qu’un héritage du racisme de la société. Le reste du casting est également impeccable et, s’il est impossible de citer tout le monde, on s’attardera néanmoins sur la prestation de Gilles Lellouche. Initialement à l’origine du projet, il préférera se concentrer sur L’Amour ouf et passer le relai aux frères Boukherma, qui lui offriront en retour le rôle du père alcoolique d’Anthony. Gilles Lellouche interprète avec une sensibilité qu’on a rarement vue chez lui la lente et inéluctable chute de cet homme témoin du drame social qu’a connu la région après sa désindustrialisation.
Si l’adaptation des frères Boukherma ne restitue pas toute la richesse et la complexité du roman de Nicolas Mathieu (mais c’était clairement impossible en un seul film), les réalisateurs ont su lui donner une vraie dimension cinématographique et en faire un film populaire de qualité. L’échec au box-office (à peine plus de 300 000 entrées) en est d’autant moins juste et il est à espérer que le film aura le droit à une belle seconde carrière après les salles.