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LES HERBES SÈCHES

Samet est un jeune enseignant dans un village reculé d’Anatolie. Alors qu’il attendait depuis plusieurs années sa mutation à Istanbul, une série d’événements lui fait perdre tout espoir. Jusqu’au jour où il rencontre Nuray, jeune professeure comme lui…

CRITIQUE DU FILM

Les écarts entre les films de Nuri Bilge Ceylan sont longs, cinq ans en moyenne depuis Winter Sleep en 2014, mais ces attentes bénéficient à ces œuvres toujours aussi longues qu’ambitieuses. Les herbes sèches est un nom qui apparaît depuis déjà au moins deux ans dans les prédictions de sorties, que ce soit en festival ou officiellement, avec un enthousiasme étonnant vu la difficulté de la matière que traite le réalisateur turc. C’est de nouveau sur plus de trois heures que nous entraine Ceylan, dans un petit village reculé de cette Anatolie qu’il n’a de cesse de filmer et de magnifier sur grand écran. Comme souvent dans son cinéma, c’est la nature qui s’impose comme le premier émerveillement, dans cette région il ne semble y avoir de place que pour deux saisons, un hiver très dur auquel succède immédiatement un été lourd et chaud. Dans ce cadre, trois personnages nous sont présentés, Semet et Kenan, tous deux enseignants dans un collège, et Nuray, professeur d’anglais qu’ils rencontrent au début de l’histoire, à l’extérieur des murs de leur établissement.

Les deux hommes vivent dans un appartement de fonction fourni par l’Etat, la jeune femme, elle, vit chez ses parents, originaires de la région. Ce noyau de personnages constitue le centre nucléaire de tout le scénario, qui va prendre de malins plaisirs à faire des pas de côtés, entrainant le spectateur dans toute une série de pistes parfois troublantes, et dans lesquelles il faut s’accrocher pour ne pas perdre le fil d’une histoire qui n’est pas sans surprises. La première partie du film semble nous entrainer dans une réflexion sur l’éducation dans les marges de ce pays oriental, avec un vague à l’âme représenté par Semet, qui rêve d’ailleurs et se sent coincé dans ce poste qu’il n’a jamais désiré. La rigueur de l’hiver qui entame le récit renforce ce sentiment de moment figé et froid qui fonctionne comme un piège pour ces éléments extérieurs nommés sur des postes où ils sont contraints de rester plusieurs années avant de pouvoir, enfin, migrer vers des choix plus personnels.

Le film propose une première crainte, celle d’une histoire qui traiterait de la dénonciation scolaire abusive et de deux hommes qui seraient les jouets de jeunes écolières voulant se venger. Cette optique, qui aurait fait basculer le statut de victimes du coté des enseignants hommes, avait tout de la mauvaise idée. Cet épisode constitue un leurre qui ne joue que le rôle de reflet pour les protagonistes, nourrissant par la suite une réflexion passionnante sur les évolutions de leurs perceptions, que ce soit vis à vis de leurs élèves ou tout simplement leur rapport à la vie. Cette première partie révèle la veulerie qui existe entre les enseignants de ce collège, chacun ne cherchant qu’à se protéger, sans grande empathie ni camaraderie, la solidarité laissant la place à un individualisme effréné et effrayant. C’est là qu’intervient Nuray, une rescapée d’un accident dramatique qui lui a fait perdre sa jambe, remplacée par une prothèse qui la fait boiter.

Ce personnage en reconquête, de sa vie et de toutes les choses dont elles ne sait plus si elle y a droit ou pas, rassemble les deux hommes et opère une mise en abime chez eux assez stupéfiante. Kenan, qui a grandi dans cette région et y est très attaché, est d’une timidité grandissante avec Nuray, devenant mutique plus les relations entre eux évoluent, là où Semet est presque trop directif et dans un sentiment de contrôle à l’opposé de ce qu’il se passe dans sa vie professionnelle. Le dialogue ininterrompu de presque trente minutes entre Nuray et Semet fait basculer le film et les certitudes qu’on pouvait avoir dans une autre dimension, à tel point que le cadre de la fiction semble exploser le temps d’une scène. Le tournage se met en pause, laissant quelques minutes à l’acteur toujours dans son rôle, pour reprendre courage et continuer le fil de l’histoire. Cette fugue inattendue donne une profondeur sublime au film et marque le point de départ de l’énonciation des doutes de Semet, toujours en prise avec ses démons.

Ce qu’il se passe ce soir là fracture à la fois l’équilibre du trio, mais aussi met en perspective les causes des problèmes de Semet. C’est une subtile prise de conscience de l’abandon de ses illusions et même d’une partie de son humanité, qui, endormie, ne laisse plus la place qu’à des réactions automatisées. Délesté de ses affects et son empathie, l’enseignant n’arrive plus ni à savoir ce qu’il veut ni comment se comporter pour profiter du quotidien, focalisé sur son attente et un horizon bouché et incertain. La dernière scène de dialogue qui le montre discuter avec l’élève cause de ses tourments, prouve à quel point il s’est égaré, incapable de prendre la mesure de la jeune fille qu’il a en face de lui, incrédule face à des mots qu’elle ne comprend pas. À cet instant, la métaphore de la dualité des saisons prend tout son sens : il n’y pas de place pour le printemps dans ces terres, les promesses enterrées dans le froid sont déjà sèches et brûlées quand finit l’hiver, rien ne peut reverdir. Il ne reste plus qu’à Semet l’espoir du départ à venir pour se reconstruire et reconquérir ce morceau de lui-même abandonné quelque part en Anatolie.

Bande-annonce

12 juillet 2023 – De Nuri Bilge Ceylan, avec Merve Dizdar, Deniz Celiloğlu et Musab Ekici.


Cannes 2022 – Prix d’interprétation féminine




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