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GRAND TOUR

Rangoon, Birmanie, 1917. Edward, fonctionnaire de l’Empire britannique, s’enfuit le jour où il devait épouser sa fiancée Molly. Déterminée à se marier, Molly part à la recherche d’Edward et suit les traces de son Grand Tour à travers l’Asie.

Critique du film

Depuis Tabou, il y a déjà plus d’une décennie, et encore plus avec son œuvre somme Les mille et une nuits, Miguel Gomes s’est imposé comme un auteur majeur du cinéma mondial, mais aussi comme l’un des plus singuliers. À l’annonce d’un projet pensé comme une itinérance en Asie du sud-est, situé en 1917, il aurait été trop facile pour l’auteur portugais de livrer un film « classique » qui déambulerait dans l’ancien empire britannique d’Orient, avec une narration traditionnelle. Tout est question de forme, mais aussi d’illusion chez Gomes. Là où la majorité des cinéastes auraient tenté une recréation du passé, Gomes construit un récit baroque, qui déroute par sa très forte dissonance entre image et narration, à tel point qu’il faut faire de réguliers pas de côté pour réaliser ce à quoi on assiste dans le film. C’est en effet un Grand Tour auquel nous convie le portugais, loin de nos zones de confort, au cœur de son univers fantasque.

Tout d’abord, il y a le verbe dans Grand Tour, multiple, fluide, épousant les contours de la nation dans laquelle les personnages se trouvent. Au gré de leurs voyages, on se trouve en Birmanie, en Thaïlande ou encore au Japon, et à chaque fois la voix-off racontant cette histoire devient celle du pays visité, presque sans qu’on puisse s’en rendre compte, dans une harmonie confondante. La puissance de cette histoire tient dans ce décalage permanent, dès que des plans en extérieur nous sont proposés, nous ne sommes plus au début du XXème siècle, mais bien de nos jours, avec tous les éléments temporels évidents comme des scooters ou des téléphones portables, bien mis en avant par la caméra pour qu’on ne puisse pas s’y tromper. Si Gomes crée l’illusion du passé, comme à son habitude il aime à en montrer les coulisses, avec une roublardise unique qui caractérise son geste de cinéma si particulier.

Il y a ensuite une patine visuelle qui, là encore, est reconnaissable immédiatement dans un film de Miguel Gomes. Il joue régulièrement à changer de format, du noir et blanc le plus somptueux remémorant les plans du délicat et sublime Tabou, pour dans la scène suivante enchaîner avec un moment pittoresque en couleurs, toujours dans cette idée de dissonance narrative qui donne un cachet unique au film. Son travail de recherche sur l’image ne s’arrête pas en si bon chemin, car image et son vont de pair pour créer un saisissant univers oriental, qui par séquences rappelle presque le cinéma muet, par le grain et le rythme si particulier qu’il imprime. Dans une scène de danse, l’image paraît vieillie volontairement, transportant l’histoire dans le temps, dans cette idée d’illusion toujours présente déjà citée.

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C’est enfin dans la construction de son scénario que Gomes surprend et excelle. Il dédouble en effet son récit, fait visiter les mêmes lieux aux deux personnages principaux, promis à un mariage qui semble condamné à cause de la couardise de l’homme, créant des couches supplémentaires qui ajoutent de la densité à cette histoire. Molly est aussi fantasque qu’Edouard est lugubre, la deuxième partie du film dévolue à la jeune femme changeant radicalement la tonalité des plans. Ce sentiment de matériau baroque se prolonge par l’attitude même de Molly et son rire presque absurde, comme un aveu de refus de toute prise au sérieux du drame en préparation. Il faut une équipée en pleine jungle pour qu’enfin elle cesse de tout prendre à la plaisanterie, marquant la fin de son épopée à travers l’Orient.

Grand Tour est un film passionnant, dont la préparation fut autant contrariée que ce que l’on voit à l’écran, le voyage de Gomes ayant été empêché des années durant par la pandémie de covid. Tout est donc métaphore dans ses films, de ses prémisses et repérages et jusqu’à l’écriture du scénario qui semble en être le témoin, voire même la boite noire inconsciente. Grand Tour est une nouvelle magnifique addition à une œuvre de plus en plus riche et singulière qui ne cesse de nous étonner.


De Miguel Gomes, avec Gonçalo Waddington, Crista Alfaiate et Teresa Madruga..


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