LA PIE VOLEUSE
Maria n’est plus toute jeune et aide des personnes plus âgées qu’elle. Tirant le diable par la queue, elle ne se résout pas à sa précaire condition et, par-ci par-là, vole quelques euros à tous ces braves gens dont elle s’occupe avec une dévotion extrême… et qui, pour cela, l’adorent… Pourtant une plainte pour abus de faiblesse conduira Maria en garde à vue…
Critique du film
Robert Guédiguian bâtit depuis 44 ans une filmographie à nulle autre pareille. La Pie voleuse est à ranger parmi les chroniques de l’Estaque, soit le cœur de cette œuvre dont le maître mot est “fidélité”. Fidélité à un lieu (démentie à quatre reprises comme autant d’échappées qui relèvent avant-tout du goût du cinéaste pour l’Histoire), à des idées, à une troupe.
Confiance et fidélité
Ce 24e long métrage réduit le périmètre d’action à trois rues, deux terrasses et quelques appartements. C’est l’essence même du cinéma de Guédiguian : partir d’un microcosme pour toucher à l’universel, qui est ici poussée à son comble. C’est aussi une manière d’exposer ce à quoi sont contraintes les personnes âgées ou pauvres : voir leur espace se réduire à peau de chagrin, le temps se dilater, le monde s’éloigner. C’est le cas de celles et ceux dont s’occupe Maria, pour qui l’âge de la retraite aurait dû sonner si les pensions du couple qu’elle forme avec Bruno n’étaient pas si maigres et son appétit de vie si grand.
Les sentiments aussi se sont rapetissés. Deux existences côte à côte, où les silences étouffent les reproches. Il bichonne sa moto, elle chouchoute ses petits vieux. Il joue, elle triche. Il perd, elle gagne de quoi se payer quelques menus plaisirs – une douzaine d’huîtres – et surtout accompagner et encourager la passion de Nicolas, son petit-fils pour le piano. Pour cela, elle abuse gentiment de la confiance de ses « protégés », un billet par ci, un chèque par là. C’est ainsi que Monsieur Moreau a payé sans le savoir, la caution du piano que loue Maria pour Nicolas.
Même et variation
Maria, Bruno, Monsieur Moreau, telle est la nouvelle déclinaison de l’éternel triangle à partir duquel s’articule depuis toujours (presque toujours, Jean-Pierre Darroussin n’étant pas des deux premiers films) le cinéma de Guédiguian. Cinéma du même et de la variation qui, avec le temps, se nourrit de sa propre généalogie. Ainsi la photo de mariage, dans le salon de Bruno et Maria, provient d’une précédente union fictionnelle (probablement de Rouge Midi). Déjà dans La villa, la bande des trois, alors frères et sœur, apparaissait dans la splendeur de sa jeunesse à la faveur d’une séquence souvenir issue de Ki lo sa ? Un exemple d’auto-citation miraculeux dans la filmographie du Marseillais qui forme depuis longtemps (en germe, depuis toujours) un tout indivisible et supérieur à la somme de ses parties.
La Pie voleuse pourrait se situer à l’intersection des deux cycles majeurs composés par Eric Rohmer, tant il tient à la fois du conte moral et de la comédie qu’on serait tenté d’adosser à l’un des proverbes suivants : On ne fait pas d’omelette sans voler d’oeuf ou Qui vole un œuf ne met pas en péril le poulailler. Chez Guédiguian, on vole comme pour remettre les pendules à l’heure. Il s’agit moins de soustraire aux uns que de faire profiter soi-même et les autres. Maria, dont le travail est rigoureusement borné (elle pointe en arrivant et en repartant du domicile de ses « clients »), déborde fréquemment du strict cadre de ses missions, acceptant de promener le chien, abandonnant un repas de famille pour assister une dame paniquée par l’orage, répondant avec le sourire aux exigences culinaires de M. Moreau, accompagnant la détresse de M. Toulouse (la dernière apparition de Jacques Boudet, fidèle de la première heure). Le film est de son côté, indéfectiblement. Son énergie, sa bienveillance, sa bonté n’ont, moralement, pas de prix. Son forfait, juridiquement, porte un nom : abus de faiblesse. Ce n’est pas juste, c’est la règle et Maria ne la conteste pas lorsque, par une série d’effets indirects, elle se voit rattraper par la police et la justice.
L’harmonie perdue
La Pie voleuse n’a rien d’un plaidoyer, Guédiguian ne cherche pas à discourir – une tendance à laquelle il s’est livré par le passé, sans beaucoup de réussite, on préférera par exemple la tragédie intemporelle de La Ville est tranquille au commentaire de l’époque auquel se prêtait Gloria Mundi. Il pointe, l’air de rien, les paradoxes et dérives d’une société qui produit de moins en moins de solidarité, hors la famille. À cet égard, on notera que, d’un oiseau à l’autre, La Pie voleuse est ici un commerce de musique quand Le Perroquet bleu était, il y a 30 ans, un cabaret, certes en déshérence mais lieu de socialisation. Ariane Ascaride incarnait alors Marie-Sol, dont le prénom annonçait la Maria mélomane, nouvelle itération d’une lignée de femmes de ménage qui compte aussi dans ses rangs la Marie-Claire des Neiges du Kilimandjaro.
Il y a un attachement viscéral de Guédiguian à un idéal communiste, où la solidarité remplace la servitude et où l’écoute symbolise la fraternité. Baigné de soleil et de musique, La Pie voleuse est un film doux mais vigoureux où, parmi les plus belles scènes, les personnages sont à l’écoute : du piano, de l’autre, du monde. Des plans simples qui cherchent à retrouver l’idée d’une harmonie perdue. L’orage gronde, Maria se tient derrière la fenêtre, elle a les cheveux encore en bataille d’avoir été promptement séchés et dit à la vieille dame qu’elle vient de coucher : ça finira par passer.
Gramsci opposait l’optimisme de la volonté au pessimisme de la raison, Guédiguian répond au froid cynisme du village global par la camaraderie de la vie de quartier, dût-elle assumer un paradoxe que l’on retrouve, tout sauf un hasard, dans le répertoire de Georges Brassens, d’une part Don Juan – « Gloire à qui, n’ayant pas d’idéal sacro-saint, se borne à ne pas trop emmerder son voisin » – et d’autre part Stances à un cambrioleur – « Ce que tu m’as volé, mon vieux, je te le donne, ça pouvait pas tomber entre de meilleurs mains ».
Devant l’inspecteur de police, M. Moreau ne cite pas Brassens, mais Les Pauvres gens de Victor Hugo, cette histoire de marin qui implore sa femme de recueillir dans leur foyers deux enfants orphelins, enfants qu’à son insu elle a déjà pris sous son aile. Robert cite Guédiguian (c’est exactement l’histoire de Marie-Claire et Michel dans Les Neiges du Kilimandjaro), M. Moreau récite Hugo et nous, spectateurs fidèles et mnésiques, nous félicitons d’un compagnonnage auquel le temps confère l’épaisseur d’une amitié. Peut-être que le jour où il ne sera plus là, nous continuerons, déboussolés, d’attendre ses films comme Mme Toulouse attend de voir sortir son amour disparu en se rendant quotidiennement à l’arrêt d’un tramway nommé souvenir.