BROKEN RAGE
Le film est divisé en deux parties distinctes. La première moitié suit un tueur à gages pris entre les forces de l’ordre et les yakuzas, tandis que la seconde partie réimagine le même récit à travers un prisme comique.
Critique du film
Que représente Takeshi Kitano dans notre conscience culturelle ? À mesure que notre parcours des écrans s’effectue dans notre vie de cinéphile, la rencontre avec l’artiste japonais sera différente pour n’importe quelle autre personne qui aura cette expérience. Cela pourrait être grâce à son rôle de professeur cruel dans Battle Royale, à son titre télévisuel de Beat Takeshi (que le public français connaîtra également grâce à Vincent Desagnat et Benjamin Morgaine dans Menu W9, il ne faut pas l’oublier), à ses histoires de yakuzas dépressifs, ou alors par la mélancolie dont il fait preuve en racontant l’histoire de surfeurs sourds-muets. Tout un éventail qui se déploie à mesure que ces citations apparaissent, pour illustrer l’insaisissabilité d’un artiste de légende. C’est en cela que va se présenter le moteur de cette introspection facétieuse qu’est Broken Rage, nouvelle réalisation du cinéaste sortie directement sur plateforme en France.
On démarre le film en pensant déjà le connaître : on y fait la rencontre de Nezumi, pur archétype de l’avatar mutique et violent que le cinéaste incarne à nouveau, mais également pur cliché du tueur méthodique que l’on croirait tout droit sorti d’un Melville – le cinéaste ne s’étant d’ailleurs jamais caché de ses influences : Violent Cop citait directement To Live and Die in LA de William Friedkin. Ce tueur est froid, suit à la lettre toutes les indications laissées par son mystérieux employeur avant de se retrouver embarqué dans une histoire d’infiltration pour ne pas se retrouver en prison.
Soignée, malgré un budget raccourci, cette histoire amorale nous cueille par le naturel avec lequel ses codes sont présentés, une chose également constatée dans le second volume de Criminal Squad, autre exercice Melvillien (avec plus de testostérone) sorti quelques semaines plus tôt. Et pourtant, alors que l’on était déjà sur un terrain conquis : l’histoire se termine brusquement, au bout de quelques minutes, puis recommence subitement avec les mêmes plans aériens sur la ville qui ouvraient le film. Mais un simple retournement brusque de la caméra laisse figurer que quelque chose va changer. Et l’on comprend très vite après les premières gesticulations de son réalisateur-comédien : cette fois-ci, on va s’amuser. Le film s’auto-parodie dans une seconde partie hilarante.
Dans un geste d’exercice de style purement ludique, Broken Rage devient une réjouissante introspection d’un cinéaste qui ne souhaite pas s’enfermer dans une case précise. Oui, nous connaissons le Kitano sérieux et violent. Mais nous pouvons également connaître celui, plus blagueur, qui a toujours son mot à dire pour placer de la légèreté là où elle n’est pas forcément censée être, ces multiples facettes pouvant même coexister. Il partage la même idée qu’avait David Fincher dans The Killer : que se passe-t-il lorsque le méthodisme rigoureux s’échappe par quelques détails incidents ? À ce titre, il ne manque pas d’idées pour réinventer avec humour son histoire traditionnelle de Yakuzas, l’un des points culminants étant une partie de chaises musicales impromptue qui amuse tant il teste la patience du spectateur. Le spectateur est pris en compte de façon sarcastique lorsque le film imagine, à deux reprises, un flux de commentaires laissés par le public se retrouvant devant un tel projet.
Ce projet sidère par son énergie comique déroutante, comme si un épisode des Looney Tunes se racontait au ralenti par le faux-calme de son cinéaste. Le réalisateur ne manque pas d’ingéniosité pour ne pas prendre au sérieux chaque élément laissé par l’histoire précédemment vue, avec notamment un attrait pour le burlesque génialement crétin mais purement chaotique dans son imprévisibilité.
En ce sens, cet exercice de style se présente nonchalant envers son public mais sans jamais le laisser de côté. Alors que Kitano se sait doter de différentes facettes, il a conscience que l’entité que représente le public est quelque chose de suffisamment vaste pour savoir que les attentes ne seront évidemment pas les mêmes. Alors quitte à ce que certaines vannes tombent à plat (il est beaucoup question de chutes sur le sol dans ce film), il aura le mérite de se présenter fidèle à lui-même jusqu’au bout dans un geste artistique aussi clivant que terriblement amusant.
Bande-annonce
13 février 2025 – De Takeshi Kitano
Disponible sur Prime