LILJA INGOLFSDOTTIR | Interview
Avec Loveable, présenté à la Berlinale puis largement plébiscité en festivals comme à Visions Nordiques, la réalisatrice norvégienne Lilja Ingolfsdottir signe un premier long métrage aussi percutant qu’intime. À travers le parcours de Maria, quadragénaire en plein effondrement existentiel et conjugal, le film interroge nos attentes romantiques, les charges émotionnelles et mentales qui pèsent sur les femmes, et le prix à payer pour accéder à une forme d’authenticité. En creux, Loveable propose un regard nuancé, profondément humain, sur les liens familiaux, les schémas hérités et les promesses d’émancipation. Nous avons rencontré la réalisatrice à quelques semaines de la sortie française du film.
Loveable est un film à contre-courant. Tout d’abord, il remet en question les stéréotypes des comédies romantiques, les clichés entourant le coup de foudre, et surtout, la déconstruction du personnage principal, qui inspire immédiatement l’empathie. Etait-ce votre intention ?
Lilja Ingolfsdottir : Oui, ça l’était (rires). Je voulais remettre en question les clichés de la pop-culture sur les relations amoureuses, qui nous laissent penser que si l’on trouve la bonne personne, on trouvera le bonheur et que tous nos besoins seront satisfaits. Je pense que c’est un gros mensonge, qui nous fait du mal car si on y croit, on ne peut être que profondément malheureux. Une personne ne peut pas suffire à vous offrir tout le bonheur à elle seule. On a besoin de prendre conscience du bagage personnel que l’on intègre dans une relation amoureuse, nos schémas relationnels et notre façon de connecter avec les autres.
De nos jours, si on rencontre des difficultés, on finit par se séparer ou divorcer en pensant que ce sera plus facile avec quelqu’un d’autre, qui correspondra à cette attente idéaliste. Je voulais que mon film observe réellement ce qui se joue dans les couches internes du couple.
Je travaille moi-même dans une industrie très dominée par les hommes, mais je pense que les femmes ne devraient pas adopter des comportements masculins pour avoir des responsabilités et du pouvoir.
C’est aussi l’antithèse du dicton « ils eurent des enfants et vécurent heureux pour toujours ». L’anti-Bridget Jones, personnage essentiellement construit dans sa relation avec les hommes…
Je souhaitais mettre en lumière ce qui pouvait nous permettre de reprendre du pouvoir en tant qu’individu et ce que l’on peut tirer d’une crise romantique ou existentielle, pour en tirer un enseignement. Au début du film, on s’imagine que c’est une histoire romantique entre une femme et un homme, alors que c’est surtout une histoire de la relation de Maria avec elle-même, avec son passé, ses traumatismes interiorisés, et la prise de conscience de tout ce qu’elle a mis en place comme protections face à l’amour à cause de ça.
Et c’est vrai que Maria est un personnage passionnant, rempli de contradictions. Elle est en colère, et pourtant elle passe son temps à s’excuser, à minimiser ses besoins, à refuser attention, affection et gentillesse, allant même jusqu’à s’excuser auprès de la psychologue, qui lui offre l’occasion de se reposer enfin… Est-ce que cela dit quelqu’un chose des femmes, qui se sentent toujours obligées de s’excuser ?
Oui, je pense que nous vivons dans une société où les femmes doivent s’excuser d’être en colère. Bien sûr, certaines femmes peuvent aussi être manipulatrices. Mais c’est aussi parce que nous vivons dans une société où ça n’est toujours pas possible pour une femme de réclamer ce dont elle a besoin, ce qu’elle mérite. On ne peut pas obtenir quelque chose directement, alors il faut trouver d’autres moyens et on peut se retrouver frustrée, impuissante. Et ressentir de la colère.
En tant que femme, pour être soi-même, on doit gérer cette contradiction entre la colère que l’on ressent et trouver la possibilité d’être soi-même, authentique, vulnérable et de se sentir légitime. Comme toutes les femmes, je crois que si Maria avait eu la possibilité d’être vulnérable et authentiquement elle-même, elle aurait pu communiquer autrement, vivre sa vie différemment, et avoir des relations plus saines. Mais elle n’est pas capable de le faire.
C’est le cheminement du film…
Exactement. Elle devient de plus en plus honnête, elle devient plus douce et plus forte à la fois. Elle se retrouve confrontée à de plus grandes difficultés mais cela lui donne davantage de force. D’une certaine façon, elle devient même plus féminine. Je voulais que le film ne renforce pas le mythe de la femme forte et indépendante. Je ne veux pas dire que les femmes ne devraient pas avoir le pouvoir, ce n’est pas mon opinion. Je travaille moi-même dans une industrie largement dominée par les hommes, mais je pense que les femmes ne devraient pas adopter des comportements masculins pour avoir des responsabilités et du pouvoir.
On a tendance à confondre la vulnérabilité et la douceur avec la faiblesse. Les hommes comme les femmes devraient incarner ces qualités.
Absolument. En France, une réalisatrice assez connue assumait dans une interview qu’elle faisait appel à ses « hormones masculines » pour réaliser des films…
C’est le reflet de la société, des signaux que l’on envoie. On n’a pas forcément eu assez de modèles en tant que leaders, de récits de leadership féminin. C’est presque implicite qu’il faudrait être un homme pour être capable de diriger. Nos sociétés sont très dominées par les hommes.
J’aimerais que l’on se demande comment la société est organisée en fonction des hommes. Par exemple, à quoi ressemblerait la société si elle était organisée en fonction des cycles menstruels ? Les femmes doivent vivre dans un monde adapté aux hommes, déséquilibré. Elles doivent trouver leur place, rester féminine et adopter des comportements virils. Résultat, on a tendance à confondre la vulnérabilité et la douceur avec la faiblesse. Les hommes comme les femmes devraient incarner ces qualités.
Il faudrait lutter contre cette vision binaire qui renforce le cliché de la femme hystérique, incapable de gérer ses émotions, et de celui de l’homme plus en maîtrise, capable de prendre des décisions raisonnées…
Nous vivons dans une société plus équilibrée, où les hommes devraient pouvoir assumer leur masculinité, de façon positive. J’espère que mon film propose une version plus proche de ça.
En effet, le personnage du mari (Sigmund) est imparfait, il essaie, mais il a ses propres combats à mener, il le dit lui-même. Mais votre film n’offre pas une vision manichéenne qui oppose les genres. C’est toutefois très intéressant comment votre film dépeint la charge mentale des femmes, où la responsabilité de la vie familiale repose encore majoritairement sur les mères, qui doivent enchaîner après leur journée de travail.
Les femmes subissent une immense pression dans la société moderne. Heureusement, en Scandinavie, les familles deviennent des unités de plus en plus petites. Les couples ont de moins en moins d’enfants de nos jours, mais quand on est un parent divorcé, on n’a pas forcément suffisamment de soutien. Dans nos sociétés, il y a cette injonction à avoir un job, avoir des enfants, à prendre soin de son bien-être et être en pleine forme, avoir une vie sociale riche… C’est impossible pour un être humain ! (rires) Et en plus nous sommes submergés d’informations en même temps, on est tout le temps en surcharge ! Alors on finit par se le reprocher mutuellement dans les relations de couple.
Mais je crois que le problème essentiel vient du fait qu’on manque de ressources de manière générale. Car en plus de tout ça, il faut aussi gérer nos mécanismes de défense, nos schémas dysfonctionnels et tenter de les déconstruire… Ce n’est peut-être pas pour rien qu’on se retrouve avec un taux de divorce de 50%, comme en Norvège.
Je souhaitais vraiment proposer une sorte de critique de notre société, montrer qu’elle n’a pas de parents pour l’aider avec les enfants et lui offrir l’espace pour s’émanciper, s’accomplir en tant que femme.
Il y a une scène où la mère de Maria insiste pour qu’elle prenne SA place. Était-ce une manière subtile de symboliser que même à 40 ans, on ne se libère pas vraiment du rôle intrafamilial qui nous est assigné depuis l’enfance ?
Oui ! (éclat de rires)
Je crois que quand on devient adulte, que l’on ait encore une relation de proximité avec ses parents, ou même s’ils ne sont plus en vie, on a encore tendance à agir en fonction de leurs attentes, leurs espoirs pour nous, parce qu’on internalise ces injonctions parentales. Je crois qu’il faut être conscient·e de ça. Qu’est-ce que l’on a appris sur les connexions avec les autres, comment on communique ?
Je crois que la grande majorité d’entre nous sommes dysfonctionnel·le·s, vivons avec ces attentes internalisées, à plus ou moins grande échelle. Je crois qu’on a besoin d’explorer notre fonctionnement pour mieux comprendre comment on interagit avec les autres et comment nos relations avec nos parents ont influencé notre rapport aux autres, pour pouvoir avoir une relation amoureuse qui a des chances de fonctionner le mieux possible.
Vous voulez dire que chacun·e doit passer par un travail d’introspection et d’analyse pour déconstruire ce que l’on appelle en psychologie les « constellations familiales » ? C’est un peu ce que Maria fait dans le film. Elle reproduit la même relation conflictuelle avec sa fille, Alma, que celle qu’elle a avec sa propre mère. Et ce n’est que quand elle brise ce schéma pour la première fois que l’on aperçoit la possibilité d’un rapprochement entre Maria et sa fille.
La scène chez la mère permet d’illustrer que la mère de Maria a les mêmes besoins, elles ont les mêmes attentes l’une envers l’autre qu’elles ne peuvent pas se donner mutuellement. La mère de Maria n’a pas obtenu ce dont elle avait besoin, elle lui fait ressentir qu’elle est un fardeau. C’est pour ça que Maria a sûrement intégré qu’elle ne peut pas recevoir quoique ce soit, qu’elle n’est pas apte à recevoir ce que Sigmund (son mari – ndr) veut lui donner, qu’elle lui donne l’impression qu’il n’est pas adéquat et qu’il a besoin de s’impliquer dans son travail pour avoir le sentiment d’être valable et reconnu à sa juste valeur.
Et quand Maria accepte les émotions et les reproches de sa propre fille, elle lui donne un espace pour valider ses sentiments. Et je crois que c’est très fort de pouvoir offrir ça à son enfant, de pouvoir être là pour ton enfant et d’accompagner sa peine, sans chercher à la réparer ou à minimiser ses sentiments. Quand Alma lui reproche constamment d’être une mère affreuse, Maria n’est pas capable de mettre de la distance car elle croit réellement qu’elle l’est et que c’est pour ça qu’elle réagit ainsi. Mais vers la fin, lorsqu’elle est capable de prendre de la distance, qu’elle sait qu’elle n’est pas une mauvaise mère et qu’elle fait de son mieux, elle peut créer cet espace d’expression et de réconfort pour sa fille.
Comme on le disait précédemment, Loveable ressemble à un voyage thérapeutique. L’introspection de Maria s’amorce grâce à la rencontre avec le médiateur, jusqu’à ce qu’elle trouve une sorte de catharsis dans cette superbe scène devant le miroir, où résonne la voix de Susanne Sundfør.
C’était la première scène que j’ai eu en tête. Il y a quelques années, j’ai réalisé un court-métrage expérimental où j’ai invité une trentaine de personnes à s’installer devant une caméra et un preneur de son. Individuellement, chaque personne acceptait de s’installer sur une chaise, avec une phrase à dire face-caméra (que je leur disais qu’au dernier moment). S’ils sentaient qu’ils en étaient capables, ils disaient la phrase, ils le faisaient. La phrase était « I love myself » (« Je m’aime« ).
Le plus émouvant était qu’après seulement trois ou quatre volontaires, je me suis rendue compte à quel point les réactions étaient diverses, tout ce qui pouvait se jouer chez un être humain. Certain·e·s se mettaient à pleurer, d’autres avaient beaucoup de mal avant de s’autoriser à le dire. C’est devenu une inspiration pour que ça devienne une scène-clé de Loveable. J’ai écrit cette scène en écoutant la chanson Mountaineers de Susanne Sundfør et c’est comme si les paroles de la chanson collaient parfaitement avec la scène, comme un duo. Déjà, la chanson est un chef d’oeuvre, donc ça aide. Mais c’est aussi une chanson qui progresse de quelque chose de sombre vers une fin plus lumineuse. C’était parfait pour illustrer le processus de crise existentielle qu’elle traversait et cette scène me permettait d’exprimer ce potentiel de croissance en tant qu’individu lorsqu’on est confronté·e à une crise. Une crise peut nous faire grandir.
Mais c’était une scène risquée parce que, si elle ne fonctionnait pas, c’est tout le film qui s’effondrait. J’ai parlé de toutes les scènes du film avec mes comédien·ne·s, sauf de celle-là. Je ne voulais pas l’influencer (son actrice – ndr) et garder toute l’énergie et la spontanéité du moment. J’avais besoin d’une actrice qui serait aussi courageuse qu’Helga Guren. Il fallait qu’elle joue seule face à l’objectif, laisser entrer ses émotions et les traduire à l’image. C’était une scène très compliquée car tout reposait sur elle.
Et c’est sûrement devenu l’une des plus belles scènes de l’année…
Elle l’a vraiment été, courageuse, et m’a fait confiance, je suis très heureuse et admirative. Mais quand je parle de courage, je ne parle pas du fait qu’elle ait accepté de jouer sans maquillage comme on a pu le lui faire remarquer… (rires)
À propos de la musique, parlons de vos choix musicaux, comme la chanson de Petra Marklund qui est utilisée dans la bande-annonce ou le tube Optimist qu’on ne connait pas en France et qui reste bien en tête…
J’avais envisagé Optimist assez naturellement. Pour celle de Petra Marklund, j’ai essayé plusieurs chansons différentes et celle-ci collait parfaitement, si vous traduisez les paroles vous comprendrez pourquoi… Ça a été un tube à l’époque, il y a une quinzaine d’années, et c’est en train de redevenir un hit en Norvège que les de nouvelles personnes redécouvrent. C’est assez drôle.
Je ne voulais pas de musique composée pour le film. Je voulais suivre mon intuition et ne pas me poser de questions. Ça a été la même chose pour la femme qui chante dans la rue « Ne me quitte pas », je l’ai repérée par hasard et je lui ai proposé qu’elle fasse partie du film. J’ai conscience que les chansons sont toutes différentes, mais je sentais en moi que c’était ce qu’il fallait. C’est déjà un film très émotionnel, je ne voulais pas manipuler les spectateurs ou leur imposer, et leur permettre d’avoir l’espace pour ressentir leurs propres émotions.
Loveable ne parle que d’un couple normal, il n’a rien d’exceptionnel. Mais c’est justement parce qu’il est ordinaire qu’on peut s’y connecter profondément.
Lors du Festival Visions Nordiques, vous avez déclaré que le processus d’écriture avait été assez intuitive, facile, malgré la richesse des éléments autobiographiques. Qu’est-ce qui a facilité ce processus, selon vous ?
Ça sonnait peut-être arrogant de le dire comme ça (rires). Ce que je voulais dire, c’est que j’ai passé une grande partie de ma vie à observer les fonctionnements psychologiques des gens, dans ma propre vie. Ça me passionne d’essayer de comprendre comment l’humain fonctionne, les schémas qu’on reproduit… Je crois que c’est mon hobby ! (rires) Ce n’est pas vrai que ça a été un processus rapide, mais c’était peut-être plus fluide au moment de l’écriture parce que je savais ce que je voulais exprimer grâce à tout ce chemin d’observation et de questionnement. La plupart des scènes sont des premiers jets, mais je pense que c’est parce que j’avais besoin d’écrire sur tout ce cheminement personnel depuis des années. J’ai énormément réfléchi au coeur du sujet en amont, à ce que je souhaitais raconter. C’est peut-être pour ça que ça m’est venu aussi vite ensuite…
À l’international, comme ici en France, le film a été très bien reçu par le public et la critique, avec plusieurs prix en festivals. Est-ce que cela vous donne plus de confiance pour continuer de suivre votre intuition pour vos futurs projets ?
C’est très flatteur et en même temps ça me met un peu de pression supplémentaire. Je trouve ça incroyable que les thèmes de mon film trouvent un écho à travers le monde, notamment en Asie. Le fait qu’ils s’identifient aux personnages, ça me donne beaucoup d’espoir et renforce mon sentiment que nous sommes tous et toutes des êtres humains qui traversons les mêmes émotions, avec les mêmes défis personnels, peu importe la culture ou le pays dont on est originaire.
Votre très beau film et la passionnante trilogie d’Oslo de Dag Johan Haugerud vont bénéficier d’une sortie française au début de l’été après un beau succès international…
Oui, je suis contente que ses films et le mien parlent autant au public. Ça confirme mon sentiment que nous avons plus que jamais besoin d’histoires sur les êtres humains et les connexions. On en a discuté avec Dag Johan et nous savons que nos films ne sont pas bigger than life. Ils n’ont rien d’exceptionnels, mon film ne parle que d’un couple lambda, d’être humains comme vous et moi.
En Norvège, c’était une vraie question et c’est peut-être pour ça que j’ai eu du mal à trouver les financements. Ce n’est qu’une histoire de deux personnes, normales. Mais, au contraire, c’est justement parce qu’on est envahi·e·s par tant de nouvelles terrifiantes de ce qui ce qui se passe dans le monde actuellement qu’on a besoin de films auxquels on peut se connecter, se sentir proches. J’espère que le public français sera touché aussi…
Les derniers succès de films d’auteurs en France confirment ce que vous dites et prouvent que le public a besoin d’histoires à échelle humaine…
Nous aspirons à quelque chose de réel, d’authentique. Ressentir, se sentir en vie et s’identifier à des personnes qui ne sont pas parfaites et insubmersibles.
Remerciements : Lilja Ingolfsdottir, Claire Viroulaud & François Gaboret, F.R