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MARINA FOÏS | Interview

Neuf mois après notre dernière rencontre, on a retrouvé Marina Foïs au début d’un été faste pour la comédienne qui n’en finit plus de cumuler les projets. Son appétit de cinéma, de propositions radicales, de récits engagés ou intimes ne semble pas s’être tari. Depuis La Fracture, elle a été à l’affiche de Ils sont vivants, Barbaque et En roue libre avant les sorties en salle de L’année du requin des frères Boukherma et de l’excellent As Bestas, où elle incarne une Française installée en Galice avec son époux, campé par Denis Ménochet. C’est pour ce dernier que nous l’avons rencontrée à Paris, après une présentation triomphale au festival de Cannes. 

Lors de notre précédente entrevue en août 2020, Rodrigo Sorogoyen nous disait que vous aviez tous les deux longtemps discuté du cinéma qui s’affranchit des questions de genre et des étiquettes. Est-ce que c’est ce qui vous a donné envie de travailler avec lui ?

J’avais lu le scénario en fin de confinement. On s’était rencontrés en mai, la rencontre était à la hauteur de la promesse et on s’était revus au moment de la sortie de Madre. Je l’ai découvert un été, alors que Que Dios nos perdone avait un très bon bouche-à-oreille, ne sachant rien du réalisateur. On a une tradition du film étranger d’été à Paris, qui fonctionne pour les cinéphiles qui ne partent pas beaucoup en vacances. J’avais adoré, j’avais pensé à Memories of murder, avec une enquête qui structure l’histoire mais qui s’attache fort à ses personnages, ces flics. On peut dire que Rodrigo aime le film de genre mais il aime surtout dégenrer le genre. Il s’ennuie dans des chemins trop empruntés où il faut appliquer les règles de manière scolaire. Je crois que ça l’emmerde. Ce qui l’intéresse c’est de chercher, casser, inventer, essayer. Parfois ça marche, parfois cela ne marche pas, mais c’est la démarche qui m’intéresse.

Il est très intelligent, très rapide et possède une culture cinématographique énorme. Il connait la grammaire du cinéma, la technique, mais il connait aussi très bien les acteurs. Il y a une partie de son travail qui est très cérébral, maitrisée, pensée, mais il y a aussi cette dimension charnelle, instinctive, sensuelle. La chaleur, la canicule dans Que dios nos perdone, les vagues, les bruits de la mer et du vent dans Madre, les halls d’immeuble, les carrelages, les bois vernis dans El reino. Il y a cette part de visuel, de ressenti dans ses films.

Nous, les femmes, parce qu’on nous a demandé avant tout de faire la vaisselle et de faire des enfants, parce qu’on n’a ni le pouvoir ni la force physique, on est obligés de développer d’autres armes, d’autres stratégies. Et effectivement, les solutions féminines ne sont pas plus c*nnes…

As Bestas est un film qui questionne notre animalité, ce qui surgit en nous de l’animal. As bestas c’est aussi une histoire d’amour et ces éléments sont importants. C’est un véritable fait-divers. J’ai vu le documentaire consacré à Margot (la « vraie » Olga) et on comprend ce qu’ils sont devenus, ce qu’elle est devenue, elle. C’est très fort, elle est affreusement seule, dans une solitude indescriptible et inimaginable. Pourtant, elle est et ne se comporte pas comme si elle était seule, je ne saurais pas l’expliquer. C’est une histoire de violence donc, mais c’est aussi une histoire d’amour et que deux personnes peuvent se suffire à elles-mêmes. As Bestas raconte comment ce couple peut tout quitter, même leur enfant, pour aller vivre si loin dans la montagne. La lumière, des tomates, du jambon, et l’amour. C’est un projet très fort. C’est vraiment l’humanité qui intéresse Rodrigo Sorogoyen, la part dégueulasse de ce que l’on peut être tous, et la part miraculeuse qui est celle de l’amour. Puis celle de la résilience, celle d’Olga, de ne pas choisir la vengeance, de choisir la suite : comment on fait ?

Sorogoyen Fois

Seriez-vous d’accord si je vous dis qu’As Bestas est un film sur le mâle (le Mal, aussi), la domination d’un territoire (d’une communauté sur une autre, d’une classe sur une autre, d’un genre sur un autre). 

Je ne crois pas que la solution soit uniquement féminine. Ce qui est évident dans le film, c’est qu’on n’est pas élevés avec le même cahier des charges. Les hommes sont élevés comme des petits garçons à qui l’on apprend à faire la guerre. Et surtout, l’objectif c’est de gagner la guerre. Ils n’ont pas d’autres choix que d’utiliser les armes. Ce sont des conquérants, des colons dans le cas de ce couple de Français. Il faut prendre l’ascendant, gagner la guerre. Nous, les femmes, parce qu’on nous a demandé avant tout de faire la vaisselle et de faire des enfants, parce qu’on n’a ni le pouvoir ni la force physique, on est obligés de développer d’autres armes, d’autres stratégies. Et effectivement, les solutions féminines ne sont pas plus « connes ». Il y a une escalade de la violence très intéressante dans les films de Rodrigo qui permet l’émergence de tous les points de vue, dont cette grande scène où il est question des éoliennes. Quand je suis spectatrice de cette scène là, je ne parviens pas à savoir qui a raison.

Cette séquence est incroyable, elle reconfigure notre regard et nos empathies. 

Eux, ils sont obligés d’être violents. Ils sont armés, violents dans leur rhétorique. Il y a aussi l’arrogance du colon, celui qui vient avec son savoir et son élocution. Il est à deux doigts d’expliquer à ces gens qui vivent là comment il faut traiter leurs terres. C’est arrogant et invasif. Sans en avoir conscience, ou peut-être en le sachant un petit peu, il exerce une forme de domination sur eux.

Malgré cette érudition, il possède encore en lui un certain fond de xénophobie, dans le sens où il ne comprend pas où il est et qui sont ses voisins, ce qu’ils ressentent et quelles sont leurs problématiques.

Je suis d’accord. C’est ce qu’Olga tente de lui faire comprendre dans le film où ils envisagent pour la première fois de partir. Eux n’ont pas le choix, le couple peut partir grâce aux économies qui leur restent. Tandis que leur seul « ailleurs » qui lui est autorisé dépend de cet argent des éoliennes. Ils n’ont pas ce choix. Et je pense que cela créé de la violence que de constater que les autres, qui sont vos voisins, ont plus de choix qu’eux.

As Bestas c’est aussi une fable sur la violence sociétale et la lutte des classes ? 

La pire violence, c’est celle qui vient d’en haut. Certains peuvent bouger, au propre comme au figuré, de changer de vie. Ils ont accès au savoir, au pouvoir, à l’argent. Quand on est dans un milieu bourgeois, on peut tout envisager. Cette injustice là, qui est séculaire et loin d’être résolue, elle créé de la violence. Je ne sais pas ce que j’aurais fait avec ce qui m’était impossible, j’aurais peut-être été violente également.

Comment travaille Sorogoyen avec ses comédiens ? On avait évoqué ensemble la méthode de Catherine Corsini, qui allait jusqu’à « épuiser ses acteurs » et qui brouillait tous vos repères… À Cannes, vous disiez aussi votre conviction que pour être un bon comédien, il faut laisser son cerveau dans la loge et laisser le corps prendre le relais.

Le cerveau, la culture, la recherche servent en amont, dans la préparation. Le savoir-faire, c’est un piège. Il faut être disponible, c’est nécessaire. C’est bien déposer ses certitudes, ses aprioris, ses croyances. C’est amusant car Rodrigo est très partageur, il pose beaucoup de questions, il écoute vraiment les réponses, mais il est complètement décomplexé pour faire le tri et dire ce qui l’intéresse ou pas. C’est aussi quelqu’un qui sait dire « je ne sais pas » et c’est très agréable d’avoir un metteur en scène qui sait le reconnaitre car quand il est convaincu, en revanche, on lui fait confiance. Il a un vrai plaisir dans ce partage, il est réceptif au fait que l’on connait un personnage tous les deux et le personnage pourrait exister entre ce que chacun connait de celui-ci. C’est ludique, pas du tout scolaire. On est dans une recherche collaborative, entre plaisir et exigence, entre cerveau et corps. Pour loi, il est au bon endroit. C’est joyeux, facile, et c’est passionnant.

As bestas sorogoyen marina fois

Rodrigo n’a peur de rien et de personne. C’est très rare. Je suis quasiment sûre que sa confiance en lui vient de sa capacité de travail, de résoudre les problèmes en les expérimentant. On fait du cinéma, si on rate une scène, ce n’est pas la fin du monde, on ne va pas en mourir. Ni même, peut être, de rater un film. Même si je pense que ça n’arrivera pas, car il ne se pose pas à l’endroit du résultat mais à l’endroit de la recherche. Il faut le dire, il est vraiment plus intelligent que la moyenne.

C’est intimidant ? 

Non, pas vraiment. (elle réfléchit) Quoique… remarquez, vous avez raison. Parfois, il est intimidant. D’ailleurs, ça le met dans la m*rde car il est obligés de s’entourer de partenaires à sa hauteur, des gens qui vont aussi vite. Alex de Pablo, qui fait sa lumière sur chaque film, il doit pouvoir lui répondre, être réactif. Certaines personnes très talentueuses choisissent des collaborateurs légèrement en-dessous d’eux pour pouvoir les dominer. L’intelligence de Rodrigo est de choisir des gens aussi brillants que lui, comme sa co-scénariste, Isabel Peña, qui va constamment le bousculer, c’est son autre cerveau, son autre main droite. Ils sont à niveau d’égalité. Avec De Pablo, c’est pareil, avec ses acteurs, c’est pareil. Il partage et tire en profit, et ça tire ses films vers le haut.


Propos recueillis et édités par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir



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