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BONJOUR

Dans une ville de la banlieue de Tokyo, les mères de famille s’occupent de leur intérieur tout en jalousant celui des autres, les pères se croisent au café du coin et s’inquiètent de leur retraite, les fils passent leur temps à regarder la télévision chez un voisin jugé trop excentrique. Un soir, les jeunes Minaru et Isamu pressent leurs parents pour avoir leur propre poste de télévision, en vain : l’aîné se met alors en colère face à l’hypocrisie des adultes et décide de faire une « grève de la parole », aussitôt suivi par son jeune frère…

Critique du film

Depuis sa restauration en 4K par Carlotta et sa sortie successive sur plusieurs plateformes de streaming, Bonjour est devenu l’un des films les plus populaires de Yasujirō Ozu. Et c’est peu étonnant : cette œuvre légère et poétique détonne avec le cinéma plus dramatique du réalisateur. Son discours est tout aussi alarmiste, même s’il est accompagné de scènes moins graves qu’à l’accoutumée. 27 ans après Gosses de Tokyo (1932), le cinéaste retourne à cette histoire d’enfants rebelles qui a participé à son succès. Néanmoins, cette fois-ci, les jeunes protagonistes ne revendiquent pas par le jeûne, mais par le silence. Une référence directe au cinéma muet qu’Ozu a quitté en 1939, révélant par ce procédé une critique acerbe de nos dialogues jugés artificiels et usurpateurs de notre sincérité.

Par rapport à Gosses de Tokyo, Bonjour répond à des problématiques plus contemporaines. Deuxième film en couleurs du réalisateur après Fleurs d’équinoxe (1958), le long-métrage témoigne d’un passage tardif à la modernité pour Ozu, qui embrasse la couleur sept ans après le pionnier japonais Carmen revient au pays. On retrouve des thématiques présentes dans beaucoup de films du cinéaste : l’enfance, le travail, la peur de l’abandon et, plus encore que dans le reste de sa filmographie, la fracture communicationnelle de notre société.

bonjour Ozu

Enjoy the silence

Privés de télévision, le mutisme des jeunes rebelles un pré-adolescent et son adorable petit frère qui copie chacun de ses gestes) éclaire la futilité des interactions sociales des parents. L’arrivée des écrans n’a fait qu’accélérer un phénomène qui s’était déjà emparé des foyers nippons : la croissance de l’individualisme et de l’entre-soi. Les familles n’agissent plus que pour impressionner les voisins,  sacrifiant toute forme de sincérité. Chaque nouvelle technologie — lave-linge, téléviseur — est source de convoitise, plus pour la reconnaissance qu’elle apporte que pour son utilité.

Ozu dresse le tableau glaçant d’une fausseté grandissante qui gangrène la société moderne. Lorsqu’une des femmes du quartier est accusée de vol, elle n’hésite pas à rejeter la faute sur sa mère sénile, de peur de ternir son image aux yeux des commères toujours avides de scandales à répandre. Et ce microcosme de quartier représente tout le pays : Ozu utilise cette banlieue de Tokyo pour mettre en lumière les maux d’un pays fracturé, qui a placé les rapports pécuniaires au-dessus des rapports humains.

En multipliant les plans fixes à hauteur d’homme — au plus près des tatamis — Ozu fait de Bonjour une œuvre profondément humaine et on ne peut plus dynamique, malgré le silence implacable des enfants. Ces derniers créent eux-mêmes leur propre société de pétomanes : si l’un d’entre eux n’est pas capable de flatuler sur commande, il est exclu du groupe. Aucun faux-semblant, seulement un clan juste et équitable. Encore insouciants, leur silence est synonyme d’une confrontation entre deux générations, de modes de pensées changeants et d’une communication vouée à évoluer.

Ozu bonjour

Television rules the nation 

Dans ce théâtre de la vie quotidienne, les plans superbement composés et l’omniprésence de surcadrage rappelant l’écran d’une télévision font de Bonjour l’une des œuvres les plus splendides d’Ozu. Il s’en dégage une sérénité propre à l’œuvre d’Ozu, une quiétude qui transcende la déchéance de la société moderne.

Difficile de ne pas voir du Jacques Tati dans cette satire sociale sur fond de comédie familiale. Derrière les « enfants péteurs » et les commérages ridicules dont on ne peut que rire se cache une réalité bien plus âpre, un déchirement inévitable contre lequel Ozu nous met en garde. Pour survivre à l’isolement inévitable que la télévision apporte à notre monde, il faut continuer à échanger ces banalités, à combattre le silence et, surtout, surpasser cette hypocrisie maladive qui représente un mal encore plus violent que l’arrivée des téléviseurs. Au cœur de ces bouleversements, le dialogue demeure le pilier indispensable pour surmonter les défis de la décadence moderne.

Une fois les enfants rassasiés d’écran, les voilà repartis à l’école. Leur groupe uniquement ouvert aux pétomanes demeure, mais leur mutisme laisse en héritage une précieuse leçon : un voisinage qui décide enfin de soigner sa communication. Deux amoureux observent le soleil et échangent leurs premiers mots. La sœur de l’heureux élu lui avait conseillé de dire les choses importantes, mais il en est incapable. Qu’importe, les sentiments viendront plus tard. L’heure est à l’échange de paroles anodines, qui, malgré tous leurs défauts, confèrent à l’humain plus qu’un devoir social. Derrière chaque bonjour se cache la possibilité d’une relation privilégiée, affranchie des chaînes de l’hypocrisie.


DÉCOUVREZ CHAQUE DIMANCHE UN CLASSIQUE DU CINÉMA DANS JOUR DE CULTE



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