FABRICE DU WELZ | Interview
Alors qu’il était venu présenter son nouveau film lors de la dernière édition de l’Étrange Festival, nous avons pu rencontrer le réalisateur belge Fabrice du Welz afin qu’il nous parle d’Inexorable, en salle le 6 avril 2022. De sa collaboration avec Benoît Poelvoorde à sa volonté de toucher un public plus large, le cinéaste revient sur son parcours, ses erreurs, son amour de la pellicule, et sur ce que ça veut dire, pour lui, de « faire du Cinéma ». (Interview réalisée le 12 septembre 2021)
On a pu voir lors de l’avant-première que vous étiez particulièrement heureux d’être ici, quelle est votre histoire avec l’Étrange Festival ?
Fabrice du Welz : C’est un festival que je connais bien. Je venais ici quand j’avais 20 ans, et j’ai découvert quand même beaucoup de films ici. Je connais Frédéric (Frédéric Temps, président du festival, ndlr) depuis longtemps, et j’ai aussi bien connu Yves Montmayeur (ancien programmateur du festival dans les années 90, ndlr), Philippe Lux (programmateur, ndlr)… enfin toute la bande ! C’est un festival important pour moi.
Vous vous retrouvez dans le cinéma qu’ils proposent et défendent ?
Oui, c’est la famille, c’est vraiment des gens qui ont toujours été là, dès mes premiers films. C’est toujours bien de rentrer à la maison… J’ai beaucoup d’amitié pour ce festival, ça c’est sûr.
Le cinéma de l’Étrange, ce que certains appellent, de manière péjorative ou non d’ailleurs, le cinéma « déviant », c’est quelque chose dans lequel vous vous reconnaissez ? Avez-vous l’impression de faire ce genre de cinéma là ?
Je fais le cinéma que je fais, je ne vais pas le qualifier en plus, ça c’est votre boulot. Je creuse mon trou, je me suis perdu, je me suis retrouvé. Aujourd’hui, je suis dans un mouvement qui est le mien, personnel, singulier et que je creuse. J’essaie de construire ma filmo bec et ongles. Alors maintenant, « cinéma déviant », « cinéma étrange » ou « cinéma de genre »… La grosse tarte à la crème du « cinéma de genre » ! Non, j’essaie juste de faire du cinéma… passionnément.
Quand vous dites que vous vous êtes perdu et que vous vous êtes retrouvé, vous faites référence à votre parcours ?
Oui j’ai eu des aventures difficiles… On cherche toujours à ouvrir son cinéma, et parfois, on a des opportunités qu’il est difficile de refuser. On pense que ça va nous emmener quelque part. C’est un métier compliqué et en même temps passionnant. On ne sait jamais de quoi demain sera fait. La roue tourne tellement vite.
Les « épisodes difficiles », ce sont les films de commande comme Colt 45 (2014)?
Oui c’est ça, des films où je n’ai pas toujours été très heureux.
Je fais aussi des films pour sonder mes tourments, mes turpitudes et mes propres lâchetés…
Votre premier film, Calvaire, remonte à 2004. Vous avez fait 7 films depuis, y compris donc certains films de commande. Comment voyez-vous votre évolution durant ces 17 ans ? Avez-vous l’impression d’être toujours le même réalisateur avec simplement plus d’expérience ?
Je fais ce que je peux. Mais oui, je pense que j’ai un peu plus d’expérience. En tout cas, je vois davantage les loups arriver, les pièges. Donc je fais attention, j’essaie de me protéger tout en gagnant ma vie. J’essaie de subvenir à mes propres besoins et aux besoins de ma famille…
Et à vos besoins artistiques aussi..
Oui aussi… De toute façon, ça, oui bien sûr, c’est complètement inhérent. On voit bien que le cinéma que je fais, c’est un cinéma particulier, même si ce n’est pas ce que je cherche. Mais c’est un cinéma qui est clivant, certains aiment, certains détestent… Aujourd’hui, j’essaie d’avancer et d’ouvrir mon cinéma, de le structurer un peu autrement, et de l’écrire de manière plus solide. J’essaie de faire en sorte que la dramaturgie et les contours de mes films soient plus permissifs, plus poreux à un certain public. Je me suis rendu compte que, très souvent, mes films divisaient très fortement dès le début, on adhère ou on adhère pas. Ici, avec Inexorable, j’ai essayé de prendre un peu plus le spectateur par la main…
Oui ça se ressent, c’est sans doute votre film le plus « accessible ».
C’est ce qu’on me dit, j’espère que c’est le cas… et j’espère que ce sera pareil quand le film va sortir. L’idée c’était vraiment de prendre le spectateur par la main, de dessiner exactement les contours de qui est qui, la problématique, les enjeux, et puis après dévisser…
Cette volonté d’accessibilité était-elle présente dès l’écriture ?
Oui… Parce que j’aimerais, à un moment donné, qu’il y ait un film qui marche un peu mieux.
Au-delà de l’écriture, comment est né ce projet ?
Il est né en deux temps. Le premier temps, on a failli le tourner, mais dans une autre forme, avant Adoration, lequel s’est finalement accéléré, donc on est parti dessus. Et puis, j’y suis revenu après, j’ai repris le scénario et je me suis dit « Mon Dieu, ça ne va pas du tout ! ». Donc j’ai repris l’écriture du scripte avec une autre scénariste, j’ai redessiné tous les contours jusqu’à ce qu’on a aujourd’hui. Mais disons que ça c’est vraiment fait en deux temps.
Le titre du film « Inexorable » fait référence au titre du livre qui est central dans l’histoire, mais le terme n’est évidemment pas anodin, c’est aussi l’idée que que le passé finit toujours par nous rattraper ?
D’abord, ce mot « inexorable » a une résonance particulière pour moi, qui est plus personnelle. Mais le mot s’est très vite imposé comme une évidence. Même quand j’ai préparé Adoration, il y avait dedans une scène qui annonce Inexorable. Donc oui, il y a en tout cas quelque chose qui me plait beaucoup dans cette idée romanesque, romantique, gothique, dans cette espèce de fatalité… Mais encore une fois, tout ça, ce sont des intentions. Je me méfie des grandes phrases parce qu’après j’ai l’air d’un con et j’ai l’air de pérorer en interview. Donc vois-le comme un truc poétique. L’idée c’était d’avoir un titre en un mot, qui claque, qui renvoie à quelque chose de visuel…
Et qui fait sens avec le film…
Absolument, et puis je trouve qu’il a une belle cohérence avec tout ça.
Vous dites que le mot « inexorable » avait une résonance particulière pour vous, sans faire de la psychologie à deux balles, est-ce que vous vous êtes projeté dans le personnage de Marcel, interprété par Benoît Poelvoorde ? Cet auteur confronté à des difficultés, qui a envie de retrouver le succès ? Est-ce que vous y avez mis un peu de vous, consciemment, lors de l’écriture ?
Bien sûr, évidemment. Je fais aussi des films pour sonder mes tourments, mes turpitudes et mes propres lâchetés… Ou ma propre obsession, parce que je me retrouve aussi bien dans le personnage de Gloria (interprétée par Alba Gaïa Bellugi, ndlr). Je me retrouve dans tous les personnages en fait, dans la rage de la petite, dans la désillusion de Jeanne (le personnage de Mélanie Doutey, ndlr). Mais c’est sûr que la confrontation entre Gloria et Marcel est quelque chose qui m’intéressait beaucoup à sonder, dans une expression cinématographique. Parce que ce qui compte avant tout, c’est de faire du cinéma, ou en tout cas, essayer de faire du cinéma. Après, le reste, ce ne sont que des intentions, et les intentions peuvent soit te transcender, soit l’inverse. Avec le temps, j’ai appris que, oui on peut pérorer, faire le malin, on peut parler pendant des heures et des heures à des journalistes, il n’y a qu’une seule vérité : Est-ce qu’il y a du cinéma ou pas ?
Je suis déterminé à faire du cinéma, coûte que coûte, donc j’essaie de ne pas trop me préoccuper de l’air du temps
Aujourd’hui, vous voyez bien qu’on vit dans une période où les films à thèse sont légions, et je dis ça sans mépris, les films inclusifs, on appelle ça les films de “genre”… Je m’en fous de tout ça, ce qui m’intéresse c’est le cinéma ! Que va-t-il rester au bout du chemin ? Dans 20-30 ans, que va-t-il rester de mon cinéma ? C’est la seule vraie question que je me pose. Et je dis ça avec beaucoup de passion mais très modestement. Je suis déterminé à faire du cinéma, coûte que coûte, donc j’essaie de ne pas trop me préoccuper de l’air du temps, même si, bien sûr, tu ne peux y échapper totalement. Donc je ne veux pas du tout aller contre la question journalistique, mais les intentions… Parfois, j’ai fait des interviews et quand je me relis, je tombe des nues, donc aujourd’hui, je me suis promis que j’allais faire attention à toutes les conneries que j’allais dire.
Je repense à ce que vous venez de dire et à une phrase du film prononcée par Benoît lorsqu’il répond à l’interview de la journaliste au début du film, où il dit « on n’écrit pas pour plaire, on écrit parce que c’est vital »….
C’est fou parce que tout le monde me parle de cette phrase !
Oui, elle résonne forcément parce qu’on pense au metteur en scène qui a dirigé cette scène et cette phrase. Pour vous aussi, c’est « vital » de faire du cinéma ?
Ouais bien sûr, c’est vital ! Pour moi, c’est fondamental. Si tu m’enlèves ça…
Et ça doit nécessairement être quelque chose de vital, pour faire du cinéma ?
Non, parce qu’il y a plein de gens qui font du cinéma comme des touristes, on le voit bien, il y en a partout… Aujourd’hui tout le monde veut faire du cinéma !
Mais est-ce que c’est vraiment du cinéma ?
Je n’en sais rien, il n’y a pas de vérité. Il y a des gens qui font du cinéma comme des touristes et qui font des grands films, et il y a des gens qui font du cinéma comme des stakhanovistes et qui font des films pourris. Il n’y a pas de règle en fait. Aujourd’hui c’est sûr que l’on vit une période où tout le monde a un projet de film. On est comme à Los Angeles. Là-bas, où que tu ailles, tu as toujours des gens qui ont un scénario sous le bras. Là, c’est un peu ça, tout le monde veut faire du cinéma, les amis de ma mère veulent faire du cinéma… Non mais je ne déconne pas ! Franchement, parfois j’entends des trucs… C’est un peu comme si aujourd’hui, il y avait l’obligation pour chaque citoyen européen de faire un film ! Pourquoi pas en même temps. Il y a peut-être des grands films qui vont émerger de ça… Mais je constate quand même que tout le monde veut faire du cinéma, mais plus personne ne regarde de films, ou de moins en moins. Alors je ne veux pas faire le passéiste, il y a encore des grands films bien sûr, mais quand on voit la baisse de qualité en quelques décennies, de manière globale, ça me paraît quand même problématique.
Allez-vous encore au cinéma ?
Oui oui, je vois pratiquement tout. Récemment, j’ai vu des super bons films. Je trouve que c’est vraiment une année incroyable pour le cinéma français. Onoda est un pur chef-d’œuvre, vraiment un grand film. Puis là je viens de voir Bac Nord… Bon, le film a quelques problèmes, mais la première heure du film m’a laissé une très forte impression. Et je crois avoir découvert un grand acteur qui est Gilles Lellouche et que je n’avais jamais vu comme ça ! J’essaie de tout voir. Après, il y a des films qui me tombent des yeux, bien sûr, mais ce n’est qu’un sentiment subjectif.
Vous parlez de Gilles Lellouche que vous n’avez jamais vu comme ça, on a un peu la même impression pour Benoît Poelvoorde dans Inexorable. On savait qu’il avait cette intensité en lui, mais là il semble aller encore plus loin ! Comment avez-vous travaillé ensemble pour arriver à ça ?
On avait déjà un petit peu travaillé ensemble sur Adoration, ça avait été d’ailleurs parfois un peu compliqué entre nous.
Sur le plateau ?
Oui oui… Bah vous voyez bien, vous l’avez vu hier (lors de la présentation du film à l’Étrange Festival, que Poelvoorde, déchaîné, a bien animé, ndlr)
C’est un personnage…
C’est un personnage, ouais. En fait, Benoît en est arrivé à un stade de sa carrière – je pense, il faudra lui poser la question – où plus rien n’a vraiment beaucoup d’importance. Il rit de tout, il a cette élégance là.
Ce qui n’a pas empêché son investissement…
Bien sûr, après c’est vraiment un truc de confiance. C’est à dire que quand on a décidé de faire ce film ensemble, on a fait une sorte de pacte, qu’il a admirablement respecté, et il m’a tout donné. Après, j’étais vraiment sûr de lui. Je suis un peu obsessionnel comme garçon donc il savait dans quoi il mettait les pieds. Mais il a décidé de me donner beaucoup, beaucoup de choses, et de très intimes, et oui, je pense comme toi, il est fabuleux dans le film.
L’idée c’était vraiment de faire un thriller érotique, un film noir. Et un film noir, par essence, c’est un film qui ne fait que des victimes.
Quand vous dites que le film avait connu deux périodes dans son élaboration, avant Adoration, puis après… Benoît, il arrive à quel moment dans l’histoire ?
Dans la deuxième. En fait, j’ai toujours eu le dessein caché de travailler avec Benoît, depuis mes tous premiers films. J’étais un peu tiraillé en me disant “après Adoration, vu comment ça s’est passé, est-ce que c’est possible ?”. Et puis un jour, j’ai été le voir, on a discuté, je lui ai parlé du film et je lui ai dit “Écoute Benoît, ce serait fabuleux que tu le fasses” et il m’a répondu “Ok d’accord, je le fais, on le fait ensemble”. Alors on a eu des petits problèmes hein, notamment avant d’arriver au premier jour de tournage, mais il ne m’a jamais abandonné, il était là.
Un mot sur les autres acteurs qui sont tous impressionnants, à commencer par la jeune Alba Gaïa Bellugi…
C’est un coup de foudre, Alba. Quand j’ai vu 3 x Manon (mini-série en 3 épisodes de Jean-Xavier de Lestrade diffusée en 2014 sur Arte, ndlr), j’ai été ébloui par elle. Elle était beaucoup plus jeune mais j’ai été profondément marqué par sa rage, et donc je l’ai rencontrée et très vite, j’ai su que c’était avec elle que j’allais faire le film, même si j’ai dû convaincre mes producteurs. Après, voilà, Alba, c’est une Rolls ! Je l’ai un peu nourrie de films, dont on a parlé, je lui ai montré Péché mortel de John M. Stahl (1945), Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins de Julien Duvivier (1956), évidemment Isabelle Adjani dans Possession (Andrzej Zulawski, 1981), Jessica Harper dans Suspiria (Dario Argento, 1977), enfin deux-trois rôles comme ça. Elle a très vite compris, et après sur le plateau, c’était une collaboration complétement optimale, on était vraiment en phase.
Vous étiez sûr de vous ? Parce que ce rôle, c’était une grosse responsabilité pour une jeune actrice, et ce n’était pas évident d’aller chercher quelqu’un pour qui on n’a pas forcément les références… Ça s’est fait au feeling ?
C’est vraiment à l’intuition. C’est comme le jeune Thomas Gioria (Adoration) ou Lola Dueñas dans Alleluia (2014), à un moment donné c’est mon ventre qui me parle. Alba, oui, c’est vraiment une intuition forte, mais je suis très confiant sur la suite de sa carrière, vraiment, elle défonce tout.
Vous évoquez les films que vous lui avez montrés pour préparer son rôle… Quand on voit Inexorable, on a plusieurs références qui nous viennent en tête, des films comme Liaison Fatale (Adrian Lyne, 1987), des thrillers purs… C’est vers ce genre de films que vous vouliez aller ?
Oui, l’idée c’était vraiment de faire un thriller érotique, un film noir. Et un film noir, par essence, c’est un film qui ne fait que des victimes. Donc il y avait vraiment cette volonté, de faire un home invasion comme ces films que je voyais avec délectation dans les années 90, sauf que, bien sûr, le rapport aux femmes n’est plus du tout le même, c’est plus les mêmes femmes… Donc on a vraiment pris ça en considération, ça a été aussi une grosse partie du travail. Mais sinon, oui, l’idée c’était de construire un vrai thriller haletant, tendu, qui emmène le spectateur vers des abysses, et à un moment donné, dans les abysses, le tendre et le faire suffoquer, le scotcher dans la tension du film. Ce ne sont là encore que des intentions, je ne dis pas que c’est transcendé, ça c’est libre à chacun, mais je voulais vraiment faire un huis-clos hyper tendu, avec ce quatuor dans une unité de temps, de lieu, d’action.
Puisque vous parlez de film noir, justement, les noirs sont frappants dans le film, très profonds, très denses, d’ailleurs vous n’hésitez pas à plonger vos acteurs dans le noir s’il n’y a pas de source lumineuse justifiée dans la scène, et en parallèle, il y a aussi une lumière très chaude, on ressent presque les rayons de soleil… Comment avez-vous construit cette identité visuelle ?
Je travaille toujours de la même manière, comme un artisan un peu old-school, en pellicule. Je n’invente rien hein, je travaille comme les gens travaillaient il y a encore quelques décennies. Je déteste les films qui sont sur-éclairés ! Donc, voilà, je travaille comme un plasticien, un peu comme les primitifs flamands en fait. Je veux toujours justifier ma lumière.
On n’est plus habitué à ça…
Oui c’est terrible, mais ça c’est pas mon problème… Enfin, c’est comme ça. En tout cas, dans le cinéma européen, ça devient vraiment catastrophique, je trouve. Alors oui, un film esthétique, on s’en fout, ce qui compte c’est que le film doit être porté par une émotion. C’est pour ça qu’il y a des films qui sont terriblement moches et qui fonctionnent vraiment, même sur moi. Je pense à des grands cinéastes, que j’adore, qui ne conçoivent pas du tout le cinéma comme je le conçois. Par exemple, le cinéma de Kechiche, que je vénère, ne s’articule pas du tout comme ça. Voilà, moi j’ai un souci réel de plasticien, alors j’essaie de le mettre en adéquation et en équilibre avec l’émotion et l’arc des personnages. Mais pour la manière dont je travaille, c’est toujours pareil, je fais venir mes collaborateurs sur le décor, mes deux Manu, Manuel Dacosse et Emmanuel de Meulemeester (Chefs opérateur et décorateur, ndlr). Bien sûr, il y a aussi mon premier assistant Freddy Verhoeven qui est très important, parce que c’est lui qui coordonne tout ça, et puis donc on discute de la lumière, de l’incidence du soleil, des textures, de ce qu’on peut faire, et de la source ! Et pour moi, la source, c’est de la mise en scène. Je suis toujours étonné et fasciné, de voir à quel point la lumière n’est pas un élément dramaturgique pour certains. Mais pourtant, dans le cinéma qu’on aime tous, enfin dans le grand cinéma, la lumière est un élément dramaturgique ! La lumière ne raconte pas la même chose chez Ford que chez Tarkovski. Elle n’a pas du tout la même résonance. C’est très différent quoi, et donc la lumière est un élément fondamental à l’articulation cinématographique.
Oui ça se ressent clairement dans certaines scènes où les noirs sont très sombres, et le fait que l’on doive deviner ce qu’il se passe devient un élément du récit, quelque chose qui raconte l’instant…
Oui parce que la lumière, ce que tu éclaires ou ce que tu n’éclaires pas, raconte quelque chose, et c’est fondamental à l’impression que tu as du personnage, ce que tu imagines ou pas.
Et tout ce travail-là, c’est impossible en numérique ?
Non, regardez, il y a des exemples extraordinaires. L’utilisation du numérique par David Fincher, c’est juste prodigieux. Je me pose souvent la question, mais le truc c’est que l’argentique me rend tellement heureux. Ça me rend heureux ! Je retrouve la joie de l’adolescence quand je faisais mes premiers films, cette excitation… Quand j’entends un changement de bobine, que je reçois les rushs, que je vois cette pellicule, tout ça me rend profondément heureux. Et donc il y a du fétichisme chez moi, c’est vrai. Donc je crois que je ne suis pas encore prêt pour le numérique, et si je devais basculer un jour, ce serait d’abord pour une raison artistique.
Je suppose que vous êtes aussi attaché à ce grain particulier, cette matière qu’apporte la pellicule à l’image, et qui nourrit le film ?
Oui j’y suis très attaché ! Alors pour ce film, c’est du Super 16, donc forcément il y a plus de grain, mais je pense que je ne me suis jamais remis de certains films que j’ai vu adolescent, et donc je recherche tout le temps cette espèce d’esthétique. Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974), reste pour moi un film matriciel, dans la mesure où je ne me suis jamais remis de la sensation purement sensorielle et physique que j’ai ressenti à ce moment-là, donc je recherche, à ma manière, la même chose.
Le film est aussi très contrasté, très coloré. On parle souvent de l’influence des giallo dans votre cinéma…
Oui, on voit bien que le film a été pensé de manière beaucoup plus géométrique, avec une architecture travaillée. Donc effectivement, puisqu’on est dans le fétichisme, dans l’obsession, dans le huis-clos, dans le quatuor de personnages, on est assez proche du giallo et du film gothique. Après, c’est une synthèse de ma cinéphilie, mais qui, j’espère, ne s’arrête pas qu’à un exercice de style référencé. Mais effectivement, le giallo est un genre que j’aime beaucoup, donc j’y ai pensé, bien sûr.
Il y a une autre phrase du film qui m’a marqué et qui fait écho au récit, c’est lorsque le personnage de Benoît parle avec Gloria et lui dit “À notre époque, plus personne ne meurt d’amour”. Sans dévoiler la fin du film, on se rend compte à quel point cette phrase est importante…
Je suis content que vous releviez cette phrase. Pour moi, c’est la phrase du film. “Plus personne ne meurt d’amour”… Après, encore une fois, ce ne sont que des intentions, mais j’ai une sensibilité un peu gothique, un peu romantique, donc effectivement, j’aurais voulu peut-être mourir d’amour, ou naître à une époque où construire des cathédrales était une profession de foi. Aujourd’hui, et là encore, sans aucun jugement, on vit dans une époque qui est beaucoup plus matérialiste, donc la transcendance, la foi, l’absolu, c’est quelque chose qui n’existe plus vraiment. Par contre, ma sensibilité est peut-être un peu trop adolescente et romanesque, mais c’est sûr que quand Benoît dit ça, c’est important.
L’amour et la mort sont forcément liés pour vous ? Il n’y a de véritable amour que si l’on est prêt à mourir pour ça ?
Oui, bon, je ne pense pas que les gens qui aiment vraiment aient envie de mourir. C’est l’idée poétique qui me plaît… au-delà du bien et du mal, au-delà de la morale. La morale, pour moi, c’est ce qui est beau. Comme disait Flaubert “La poésie, comme le soleil, met de l’or sur le fumier”. Il n’y a que ça qui m’intéresse en fait. Je n’ai pas une très haute estime de notre espèce en général, et de la finalité de notre espèce.
Du coup, vous êtes attaché à ce qui peut en rejaillir de plus fort…
Voilà, avec toute la complexité que ça peut générer, c’est-à-dire qu’on n’est pas blanc ou noir, comme on essaie de nous le faire croire aujourd’hui. On est beaucoup plus complexe, plus retors, on est tous plus ou moins des Marcel Bellmer (le personnage de Benoît Poelvoorde, ndlr). On est tous dans des marécages un peu honteux. Après, bien sûr, il y a des niveaux… Mais je crois qu’il y a beaucoup de gens comme ça, comme les personnages du film, et je le suis aussi hein ! On a tous nos mensonges, nos petites lâchetés, et puis après, on a tous aussi notre envie de quête d’absolu.
Propos recueillis par Grégory Perez pour Le Bleu du Miroir