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ANNA CAZENAVE CAMBET | Interview

Avec Love Me Tender, présenté à Un Certain Regard, Anna Cazenave Cambet confirme la singularité d’un regard déjà esquissé dans De l’or pour les chiens. Adaptant librement le roman de Constance Debré, la cinéaste signe un portrait vibrant d’une mère queer en lutte, naviguant entre errance intime, désir, justice et maternité contrariée. Durant notre entrevue, elle revient sur la manière dont elle s’approprie les récits féminins, revendique la tendresse comme une force politique, et interroge ce que signifie aujourd’hui, au cinéma, faire entendre d’autres voix sans les enfermer dans des cases. Entretien avec une cinéaste libre, lucide et engagée.

Votre premier long métrage, De l’or pour les chiens, révélait déjà une sensibilité très singulière, notamment dans la façon de filmer les corps, les émotions mais aussi l’errance. Qu’est-ce qui vous attire dans les récits d’initiation et les trajectoires féminines ?

Anna Cazenave Cambet : Je crois que je pense mes personnages par le mouvement. J’ai ce besoin d’écrire et de donner accès à eux, par leur volonté de se mettre en mouvement, de se déplacer, car je pense que ça raconte beaucoup d’eux. En découvrant le livre de Constance Debré, des années avant de l’adapter, j’ai été particulièrement touchée par cette femme qui ne cesse de se déplacer. Elle change d’appart, elle change de meuf, elle change d’espace, elle traverse tout paris… C’est quelque chose qui m’a fort parlé ! Je pense que le lien s’est fait là.

Et c’est aussi une façon d’être à la ville, sans jamais vraiment lui appartenir. Je vis à Paris depuis 13 ans, je suis forcée de le reconnaître, mais je me sens toujours du Sud-Ouest. J’ai quelque chose d’éternellement étranger à cette ville. Je pense qu’il y a eu un point commun entre le personnage d’Esther, dans De l’or pour les chiens, et celui de Clémence dans celui-ci. Je l’avais lu à sa sortie, puis deux ans après on m’a proposé l’adaptation.

love me tender

Le style littéraire de Debré est très sec, presque ascétique. Comment avez-vous transposé cette écriture, entre colère froide et tendresse rentrée, dans votre propre langage cinématographique ?

Étonnamment, on me dit que j’ai apporté de la tendresse dans mon film. Je sais que la langue de Constance Debré, c’est une écriture dont je me sens très proche et qui n’est pas très éloignée de ma façon d’écrire mes scénarios. Ce rythme, cette radicalité, cet élan, c’est une fréquence dont je me sens proche en tant qu’auteure. Ça a été une rencontre stylistique très proche dès le départ.

Constance m’a donné les clés du château et je trouve ça drôle par rapport à l’histoire, mais elle m’a vraiment permise de m’en emparer.

Adapter, c’est trahir. Vous avez choisi d’adapter librement le roman. Quels éléments avez-vous souhaité transformer ou approfondir pour que le film trouve sa propre voix ?

Je l’ai pensé à l’inverse, en fait. Je me suis demandée quel état l’ADN, auquel je ne voulais pas toucher. Je tenais à conserver le déploiement du temps, je voulais qu’on éprouve ce temps long de la justice et à quel point ce n’est pas celui de l’enfance. Ce qui rentre en conflit dans le film, quand on dit à Clémence qu’elle verra son fils dans 2 ou 3 mois… Mais qu’est-ce que c’est 3 mois dans la vie d’un enfant ? C’était important pour moi de traduire ce paradoxe, ce déchirement qui existe entre le temps de la justice et le temps de l’enfance.

Parce que Constance reste toujours du point de vue de son personnage, elle ne se permet jamais de témoigner de ce que les autres ressentent et cela me donnait beaucoup de liberté. Cela me permettait de créer des personnages et de venir y mettre ce que moi j’avais envie d’y mettre. De la même manière, pour le personnage de son père, je me suis permise de l’amener dans le Sud-Ouest (au lieu des bords de Loire) et cela me permettait de me reconnecter à mon territoire de cinéma premier et à des éléments de culture qui me sont propres. Je dis souvent ça, mais Constance m’a donné les clés du château et je trouve ça drôle par rapport à l’histoire, mais elle m’a vraiment permise de m’en emparer. Elle m’a fait une confiance absolue, on s’est beaucoup vues, mais on parlait ensemble d’autre chose, pas particulièrement du film. Je me sentais épaulée par elle et en même très libre. C’était très précieux.

Quand j’adapte, je joue avec la question de l’identité, je reste dans un déni, un monde idéal, où ce n’est pas une question. J’écris en pensant à mes personnages, tout court. Là, il se trouve que mon personnage principal relationne avec des femmes. Puis vient le moment des financements. Et d’un coup, ça devient un sujet. C’est là où c’est politique, parce que faire des films qui ne sont pas hétérocentrés, c’est prendre le risque de faire des films qui sont moins bien financés.

L’homosexualité féminine est rarement montrée au cinéma avec autant de complexité et de refus des clichés. Cette année, trois films sélectionnés à Cannes racontent à leur façon l’amour lesbien par des prismes différents. Comment avez-vous travaillé cette représentation ? Avez-vous ressenti un enjeu politique à porter ce regard-là ?

C’est une question complexe, parce qu’elle passe d’abord par la question de mon point de vue. Je suis une personne queer. Je n’ai pas de souvenir de moi hétéro, même dans l’enfance. J’ai toujours eu des relations avec des hommes et des femmes, et des personnes trans. Quand j’aborde un livre comme celui-là, je ne me sens pas en dehors de ma normalité. Quand j’adapte, j’en ai partiellement conscience, et je pense que je joue avec ça, dans un déni, un monde idéal, où ce n’est pas une question. Et j’écris en pensant à mes personnages, tout court. Là, il se trouve que mon personnage principal relationne avec des femmes.

Puis vient le moment des financements. Et d’un coup, ça devient un sujet. On vit des situations d’homophobie répétée, vaguement déguisée. On a des situations totalement assumées venant de personnes du milieu, très installées. Là, c’est le moment où on sort de sa bulle d’écriture. Quand j’écris, j’en ai « rien à foutre ». Je mets un gode-ceinture si je veux mettre un gode-ceinture !

Mais au moment des financements, ça se tend et on se rend compte d’où on en est en 2025, et que c’est encore « ok » de faire des réflexions très limites dans des comités très installés du cinéma français. C’est là que ça devient politique, parce que c’est là qu’il faut tenir. C’est là qu’on nous demande pourquoi il y a tant de scènes de sexe, est-ce qu’on a vraiment besoin de ça, pourquoi est-ce qu’elle tombe les filles aussi facilement ?

Love me tender

La difficulté, c’est qu’on est face à des financiers et qu’on ne peut pas éduquer les gens. J’estime que le film le fait. C’est un moment de lutte, où il faut tenir. C’est aussi un moment où on va perdre des financements. C’est là où c’est politique, parce que faire des films qui ne sont pas hétéro-centrés, c’est prendre le risque de faire des films qui sont moins bien financés. Le fait qu’il y ait plusieurs films lesbiens à Cannes, ça ne devrait pas être un sujet. Est-ce qu’on sait comment nos films avec des sujets lesbiens, ont été financés ? Il est là le coeur de la réflexion. Comment nos récits, qui sont soi-disant minoritaires, continuent d’être si difficiles à porter à l’écran ?

J’ai de la chance parce que j’ai travaillé avec une équipe qui est la même depuis mon premier long, avec qui ça a été une joie et une tranquillité de travailler. Et surtout, ça n’a jamais été une question. C’était très beau de se dire que notre génération n’est plus sur ce type de visions…

Cela dépend de nos cercles…

En tout cas, pour les gens desquels je m’entoure…

C’est déjà présent dans le roman, ça l’est dans le film également. On ressent une forme de sexisme et de lesbophobie… 

Par ailleurs, ce qui a été important pour moi et dans ma façon de le porter à l’écran, ce qui je crois fonctionne vraiment. J’ai une chance immense, c’est que Love me tender parle à des personnes très différentes et qui s’identifie au personnage, des papas hétéros en pleurs, des dames de soixante ans et qui n’ont pas forcément d’enfant… Évidemment que la question d’identité est au centre, mais parce que je relationne aussi avec des hommes hétéros, mon objectif est de rendre universels ces sujets et ne pas en faire un film qui s’adresserait uniquement à la communauté LGBTQIA+. Pour moi, ce film raconte le prix à payer pour être une femme libre, le prix de la liberté, bien avant la question de l’identité sexuelle.

Et c’est pour ça que le film parle tant aux gens, je crois. Qu’est-ce que c’est être parent, être artiste, comment être libre ? C’est très beau de voir que, finalement, celles et ceux qui pourraient se sentir loin de ce personnage sur le papier, se rendent compte qu’ils traversent les mêmes choses, vivent les mêmes histoires. C’était vraiment mon objectif en faisant le film.

Je n’ai pas du tout peur de dire que mon personnage est une femme lesbienne. Mais elle n’est pas que ça.

Il y a une dizaine d’années, Xavier Dolan se questionnait au sujet de la Queer Palm, en se demandant pourquoi son histoire qui parlait d’amour, de relation avec la mère, d’amitié… L’identité ne devrait pas être un sujet.

En tout cas, c’est ce que je travaille. Sur mon premier long, mon personnage se prend d’admiration et d’affection pour une autre femme. Pour les financements, on me demandait sans cesse : est-ce qu’elles vont s’embrasser, est-ce qu’elles sont amoureuses ? Qu’est-ce qui se passe entre elles ? Je n’avais pas envie de le qualifier. Il se passe quelque chose entre elles. Ce n’était pas mon sujet. C’était très très irritant pour les gens en face de moi (rires).

Mais je pense qu’on progresse, sur ces questions-là. En tout cas, que la fluidité est connue, même si c’est une petite rumeur lointaine (rires) et qu’il y a moins de questions à se poser. Mais il y a encore beaucoup de travail. Je n’ai pas l’impression d’avoir fait un film lesbien. J’ai fait un film sur une femme qui est une héroïne, un cowboy, une mère, que j’ai jamais vu au cinéma.

Bien sûr. C’était plus une manière de se réjouir que ça ne soit plus le sujet des films et qu’il y ait plus de représentation. 

Je crois que je comprends pourquoi Xavier Dolan peut être gêné par rapport à la Queer Palm. Même si je trouve que c’est un très beau prix. C’est parce qu’il y a une peur que nos films soient catégorisés « films queer » et que le public se dise « je ne dois rien avoir avec ça« , alors qu’on sait que les spectateurs sont beaucoup plus riches que ça, sont capables de voir des films très différents et qu’on ne cherche pas éternellement à se revoir dans les films. Le cinéma est fait pour ça.

Je n’ai pas du tout peur de dire que mon personnage est une femme lesbienne. Mais elle n’est pas que ça. On n’est pas qu’une orientation sexuelle. Le déchirement qu’elle vit autour de la rupture avec son ex-mari, de l’arrachement de son enfant, c’est quelque chose que tout le monde peut ressentir. C’est par là que je veux qu’on rentre dans le film, c’est ça la nuance.

Love me tender

C’est très important pour moi de dire que je suis queer. Je le dis en interview, c’est très important pour moi. Petite, ado, j’aurais adoré voir ce film, ça m’aurait plu. Quand on fait des films, on pense à nous, ados, potentiellement à la campagne. En tout cas, moi j’y pense toujours. Comment on se sent moins seul·e ? Parce que le cinéma, c’est ça.

C’est beau de le formuler ainsi, de penser aux adolescent·e·s qui verront une pluralité de représentations et pourront s’identifier. Quand on grandit, c’est important de voir des personnages qui nous ressemblent, bisexuel·le·s, transgenres, genderfluid…

Je me souviens quand j’étais jeune, je me souviens de Katy Perry qui chante « I kissed a girl » et je suis déchirée. Ça me fout en l’air… Je trouvais ça insupportable car c’était une représentation hétérosexuelle de ce qui excite les mecs.

C’était totalement fabriqué, comme le groupe t.A.t.U, ces deux lycéennes en tenue d’écolières qui s’embrassent sous la pluie…

Oui, c’est vrai ! Même si s’embrasser sous la pluie, c’était un peu plus de fantasme pour moi (rires).

Pour conclure et revenir à votre très beau film, parce que notre temps est malheureusement limité ici, comment avez-vous choisi vos comédiens et comédiennes ? Avez-vous pensé rapidement à Vicky Krieps ?

On a réfléchi longuement. Instinctivement, au départ, on pensait à une comédienne française pour endosser le rôle de Clémence. Je cherchais quelqu’un de physique, capable de nager, qui avait une stature, qui était grande. On a cherché longtemps et à un moment, avec la directrice de casting, l’idée de Vicky est arrivée et c’est devenu une évidence. C’était obsessionnel pour moi. Elle a mis du temps à lire le scénario, j’étais inquiète car on était pris par les délais. Puis elle l’a lu, et ça a été une évidence aussi et le premier jour sur le plateau, j’ai su qu’on allait où je souhaitais. Je n’avais pas envie de transformer une comédienne ultra-glamour, ultra-féminine et hétéro. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais Vicky est à la fois loin de ça et très proche. Ça fonctionne.


Entretien réalisé au festival de Cannes 2025