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HIROKAZU KORE-EDA | Entretien

À quelques jours de la sortie de La vérité, tourné à Paris, Le Bleu du Miroir a eu le privilège de s’entretenir avec le réalisateur Hirokazu Kore-eda. Morceaux choisis de cette entrevue.

L’implication de Juliette Binoche 

HKE : Sans Juliette, il n’y aurait pas eu ce film. Et de la même manière, s’il n’y avait pas eu mon interprète/traductrice, Léa Le Dimna et Miyuki Fukuma, ma co-productrice japonaise, le film n’aurait pas existé. Généralement, dans le milieu du cinéma, quand on se dit, « tiens il faudrait qu’on fasse un film ensemble », ça revient un peu à dire « salut, comme ça va ? ». C’est une sorte de politesse qu’on échange, et c’est assez rare que les projets aboutissent. Mais là dans le cas de Juliette, dès qu’elle m’a fait cette proposition de travailler ensemble, j’ai ressenti son intensité et sa passion, et je me suis tout de suite dit qu’il fallait que j’y réponde, et ça me semblait important que le projet se concrétise. Mais il a quand même fallu dix ans entre le moment où elle me l’a tout d’abord proposé et la sortie du film.

Une rencontre-clé

Le film a pu se faire grâce à Léa, mon interprète, que j’ai rencontré en 2014 au festival de Marrakech. On a travaillé ensemble pour la première fois à cette occasion et depuis, à chaque fois que je viens en France, c’est elle qui traduit mes propos, comme c’est le cas aujourd’hui. Elle a également sous-titré mes films qui sont sortis ici depuis cette époque et, à son contact, je me suis dit que peut-être que la barrière de la langue ne serait pas infranchissable et que, du coup, ce serait possible de travailler dans un pays étranger tout en continuant à faire mon cinéma. C’est donc notre rencontre qui a aussi rendu tout cela possible.

La préparation du tournage

Nous avons vraiment voulu préparer le tournage très en amont, c’était fondamental pour bien faire les choses. On a pris le temps, au fil des différentes réécritures du scénario, de discuter avec toute l’équipe française qui a parfois pointé les incohérences au regard de la culture française. On a aussi travaillé ensemble sur les dialogues, et notamment leur adaptation du japonais vers le français, pour voir ce qui était cohérent ou pas une fois le passage d’une langue à l’autre. Donc ce temps là, qu’on a pu accorder à la préparation, a été déterminant dans la maturation du projet.

La question des souvenirs

La vérité, c’est surtout une relation un peu « cassée », qu’il faut réparer et, quelque part, réparer une relation c’est remettre en perspective les souvenirs, les réajuster, et dans ce cadre la mémoire n’existe pas tant comme un fossile qu’il faudrait déterrer, ce n’est pas quelque chose de figé, qu’on irait chercher, et qui serait resté intact pendant dans des années. Ce sont des souvenirs au sens plus vivant, plus en mouvement. C’est quelque chose qui existe fortement dans mes films précédents, et je n’y réfléchis même plus désormais. Cela existe en moi, et je le raconte assez naturellement.

Juliette Binoche, trait d’union entre Assayas et ce film ?

J’aime beaucoup le travail d’Olivier Assayas, le film qui vous fait connecter La vérité à son cinéma c’est sûrement Sils Maria. Mais je ne l’ai vu qu’après avoir commencé le développement du film donc ce n’est pas un film qui m’a inspiré dans mon écriture.  Mon film était déjà lancé à ce moment-là. Par contre, il y a un film d’Assayas que j’aime beaucoup, c’est L’heure d’été (2007). Je l’ai revu plusieurs fois, et c’est une référence importante pour moi pour la genèse de La vérité. Eric Gautier, qui a fait la photo sur ce film, est aussi sur La vérité à ce poste. C’est vraiment un film qui me parle beaucoup et qui compte beaucoup pour moi.

kore eda catherine deneuve ethan hawke

Ethan Hawke, à contre-emploi ?

Je pensais à Ethan Hawke pour ce rôle dès le départ, je l’avais en tête dès l’écriture, c’est lui que j’imaginais pour le rôle dès le début du projet. Hank est vraiment un personnage déterminant dans cette histoire, parce que c’est lui qui est à l’origine de la « réparation » de la relation entre la mère et la fille, dont nous parlions tout à l’heure. En effet, elle vient retrouver sa mère en France sans trop bien comprendre ses réelles motivations. C’est lui qui lui donne un indice sur sa motivation réelle, chose dont elle ne s’était pas aperçue jusque là. Elle dit que Hank casse tout, alors qu’en réalité c’est lui qui est à l’origine de la « réparation ». Elle ne semble pas le savoir, ou ne le comprend pas vraiment, mais en tout cas c’est comme ça que le personnage existe.

De beaux personnages féminins

J’ai toujours décrit des personnages de femmes puissantes dans mes films, comme j’en ai également beaucoup autour de moi. C’est surtout le fait d’une observation personnelle. On ne peut pas dire que ça s’inscrit dans un climat très actuel, comme par exemple autour du phénomène « Me too ». Je n’ai pas essayé de « surfer » sur cette vague ou de m’inspirer de ce contexte précis. J’ai vraiment continuer à faire ce que je fais d’habitude.

Cela dit, j’ai prêté une attention toute particulière dans ce film au fait que les hommes soient au second plan et presque fantomatiques, comme avec Pierre dont on ne sait où se trouve la frontière entre le réel et l’imaginaire. Il y a cette petite scène presque anecdotique, où il disparaît et où on s’imagine qu’il redevient une tortue sous l’effet de la volonté de Fabienne, qui est réveillée par les cris de Charlotte qui le cherche dans le jardin. Or, elle, a l’impression d’entendre Lumir. Dès lors, Pierre devient une clef pour que Fabienne aille se replonger dans ses souvenirs. C’est lui qui permet de remettre en perspective certains souvenirs et certaines choses, pour ça il a été important.

De la même manière, le personnage de l’agent, Luc, se place un peu au-dessus de tout le monde, il a un regard sur la totalité de l’histoire. Il est le plus stratège parmi tous. Donc, si les hommes sont en retrait, ce sont aussi eux qui permettent de faire avancer l’histoire des personnages féminins aussi d’une certaine manière. C’est une chose qui m’intéressait dans ce film, si les femmes sont puissantes, elles le sont aussi grâce aux hommes.


Propos recueillis par F. Boutet pour Le Bleu du Miroir