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L’AGENT SECRET

Brésil, 1977. Marcelo, un homme d’une quarantaine d’années fuyant un passé trouble, arrive dans la ville de Recife où le carnaval bat son plein. Il vient retrouver son jeune fils et espère y construire une nouvelle vie. C’est sans compter sur les menaces de mort qui rôdent et planent au-dessus de sa tête…

Avant-propos

L’une des rares sensations de la 78ème édition du Festival de Cannes, L’Agent Secret du cinéaste brésilien Kleber Mendonça Filho a reçu deux prix lors de la cérémonie de clôture, le Prix de la Mise en Scène et celui de Meilleur Acteur remis à Wagner Moura, récompensant la puissance formelle d’un film qui déborde autant d’images fortes que de charisme. Un objet cinématographique imposant, contribuant à une réflexion récente du cinéma sur l’observation de son passé.

Hasard du calendrier cannois et des reprises en salle en région, les visionnages rapprochés de Valeur Sentimentale et L’Agent Secret font émerger une question qui traverse discrètement le cinéma d’auteur international : pourquoi ce besoin persistant de se tourner vers le passé ? Est-ce encore une source d’inspiration féconde, ou bien une tentation nostalgique qui nous éloigne d’un regard plus contemporain sur le monde ? Depuis la fin des années 2010, avec l’uchronie hollywoodienne de Quentin Tarantino (Once Upon a Time… in Hollywood) en tête de file, de nombreux cinéastes de renom ont à leur tour exploré des époques révolues — du Roma de Cuarón au Naples idéalisé de Sorrentino.

Joachim Trier, lui, n’est pas à proprement parler un cinéaste du passé. Bien au contraire, sa filmographie s’est construite autour d’une évolution contemporaine de la société norvégienne à travers les parcours tourmentés de ses personnages principaux. Cependant, Valeur Sentimentale met au premier plan un cinéaste septuagénaire (Stellan Skarsgård) souhaitant réaliser un ultime film au sein d’une industrie qui a tellement évolué qu’il semble ne plus la comprendre, faisant usage de scènes volontairement cocasses et caricaturales. Pourtant, dans le cadre de l’enjeu rédempteur du film, cet état d’obsolescence va finir par tendre la main à ce nouveau monde, par le biais de son petit-fils ou de la jeune actrice américaine (Elle Fanning). Dans une direction tournée vers l’ouverture, le film entremêle une perception du passé ainsi que du présent pour mener vers une sorte d’effet réparateur aidé par l’art. L’Agent Secret, nouveau long-métrage de Kleber Mendonça Filho, mélange lui aussi les époques avec une énergie galvanisante, pour creuser une réflexion dense sur le pouvoir du cinéma et des images comme objet exutoire ou de distraction corrompue.

Critique du film

Nous sommes en 1977, à Recife, dans le Sud du Brésil. Un homme s’arrête à une station-service. Un lieu désert, calme, digne d’un Western, dont la violence surgit aussitôt avec la présence au sol d’un cadavre. Cette image traumatique fait interruption, banalisée effroyablement entre justification de la mort et refus des forces de l’ordre, plus préoccupées par le financement de leur carnaval, quitte à détrousser les personnes interceptées, qu’à faire respecter la loi. Le décor de l’Histoire est planté : pendant deux heures quarante, L’Agent Secret ne fera qu’images sur images du cinéma pour exorciser le traumatisme d’un territoire hanté par la dictature.

Ni hagiographie ni pamphlet, le film choisit d’interroger ce traumatisme à travers des émotions et codes propres aux genres que son réalisateur chérit : l’épouvante et le thriller d’espionnage. Il explore ainsi comment le cinéma peut transcender une réalité tragique. Pour raconter l’histoire de cet homme mystérieux refaisant surface à Recife, le cinéaste construit une fiction où tout est cinéma. Chaque nouvel élément à l’écran irradie l’image, comme l’arrivée spectaculaire de tueurs à gages, sur fond du « Love to Love You Baby » de Donna Summer, venus éliminer le personnage principal.

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Ces effets de cinéma rendent extraordinaires ce qui gravite autour d’un homme ordinaire, qui souhaite juste tenir debout face à ses convictions alors que l’on cherche à se débarrasser de lui sans qu’il s’en rende compte. En plus d’être un thriller politique galvanisant, le film fait également du geste cinématographique un moyen joyeux de prolonger l’euphorie des victimes marginalisées par le pouvoir en place. Si la menace plane toujours au-dessus de leurs têtes, elle n’est pas pour autant une excuse pour s’empêcher de trinquer, danser et s’entraider. Les scènes autour de la bande, protégée par une doyenne nommée Donna Sebastian, constituent le vecteur émotionnel du film. Elles offrent des moments de décompression, élargie par le souhait du cinéaste à laisser durer ces instants pour en conserver un souvenir mélancoliquement radieux.

Baignée par ses nombreuses musiques populaires, la dimension fictive du film est construite avec un groove inégalable. L’agent secret captive par la précision de sa mise en scène et subjugue par ses mystères laissés en suspend et par l’incarnation magnétique de Wagner Moura, qui porte le film magnifiquement, entre stupeur et refus de sombrer dans le défaitisme.

La déclaration d’amour du cinéma de Mendonça Filho n’est pas nostalgique d’un passé créatif révolu, elle témoigne surtout d’un regard profondément empathique envers un pays frappé par la dictature. Dans un élan presque miraculeux, L’Agent Secret dépasse la reconstitution historique pour laisser surgir le présent. Ce glissement se fait par petites touches : des cassettes audio numérisées sur un ordinateur relient soudain le récit du passé à notre époque. L’image, plus froide, délavée, tranche avec les tons chauds qui dominaient jusque-là. Ces brèves incursions contemporaines, présentes à deux reprises avant l’ultime partie, donnent une autre dimension au film. On y découvre des chercheuses qui explorent les traces sonores de l’histoire de leur pays.

À ce moment-là, le cinéma devient un outil de mémoire active : il fabrique de nouvelles images, rend hommage aux disparus, et les fait résonner dans le monde d’aujourd’hui. Le Brésil de Bolsonaro hante l’arrière-plan, comme un écho inquiétant à d’autres formes d’autoritarisme dans le monde. Avec L’Agent Secret, Filho signe un geste d’amour par le cinéma, plus que pour lui. Il y réveille des esprits, ressuscite des souvenirs, tout en nous rappelant que le pouvoir de l’image, aussi bouleversant soit-il, mérite toujours d’être interrogé.

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Car le cinéma est, en lui-même, un objet à part entière dans L’Agent Secret. Au-delà des références stylistiques disséminées tout au long du film — jusqu’à réemployer une musique de Morricone pour mettre en scène un simple transfert téléphonique par télégramme vers une ligne plus sécurisée — le récit convoque ouvertement des classiques du cinéma d’horreur comme autant de reflets détournés de la violence du pays. Le public se presse pour voir l’enfant du diable accomplir ses méfaits dans La Malédiction, tandis que la sortie des Dents de la mer — point de départ d’une ère de blockbusters souvent réactionnaires dans les années 80 — coïncide avec l’étrange affaire d’une jambe poilue, bientôt omniprésente dans les médias.

L’image horrifique devient ainsi un exutoire dans la fiction, mais aussi un outil de diversion pour les institutions, qui s’en servent pour détourner les regards de la réalité répressive. L’un des moments les plus surprenants du film montre cette fameuse jambe prendre vie pour s’en prendre à une jeunesse nocturne et queer. Une apparition fantastique, absurde, violente, qui incarne symboliquement une violence policière jamais nommée, jamais punie. Cette fascination pour l’image fantasmée et monstrueuse participe à la construction fragmentée du film : un montage décousu, presque labyrinthique, qui nous plonge dans un état de distraction, reflet même du brouillage entretenu par les pouvoirs en place.

La lettre d’amour au cinéma de L’Agent Secret est dans sa manière gestuelle de produire en hommage des images saisissantes, qui retranscrivent l’état d’esprit d’êtres brisés par le pouvoir. Il nous invite à faire attention, pour savoir apprécier la nonchalance entraînante d’une image fictive pour mieux considérer notre présent. Comme le parcours du personnage de cinéaste imaginé par Joachim Trier, L’Agent Secret puise dans le passé et ses observations du passé pour produire quelque chose de stimulant, émouvant et d’une lecture profondément urgente.


14 janvier 2026 – De Kleber Mendonça Filho

Cannes 2025 – Prix de la mise en scène et meilleure interprétation masculine