CHIME
Tashiro entend un carillon que personne d’autre n’entend. Le “Chime”résonne. Il affirme qu’une machine s’est greffée à son cerveau. Le “Chime” résonne. Encore. Matsuoka, son professeur de cuisine, tente de l’aider. Le “Chime” résonne. Plus fort. Tashiro se saisit d’un couteau.
Critique du film
Le cerveau du spectateur aguerri est bien entraîné. Quand celui-ci lance un thriller, son attention aux détails est démultipliée. Il recherche instinctivement tous les indices qui lui permettraient de repérer la source par laquelle le mal va émaner. Les premières images de Chime sont celles d’une cuisine propre au design métallique. Les surfaces sont brillantes et reluisantes, mais la pénombre qui règne crée un rapport trouble avec le lieu. Il apparaît trop propre pour être normal ; ce cadre légèrement décentré donne à la scène une ambiance pas tout à fait nette. Et il y a également ce personnage, au fond de la cuisine, qui se tient tout seul, tandis que tous les autres élèves du cours de cuisine sont réunis dans des petits groupes.
Cette solitude est louche. Afin d’en avoir le cœur net, la caméra se rapproche de cet individu, nommé Tashiro. Non réceptif aux ordres de son professeur, il est en décalage total avec son environnement. Sa gestuelle de pantin maladroit contraste avec les mouvements méticuleux des autres élèves. Celui-ci se plaint ensuite d’entendre un bruit, une sonnerie. Le spectateur a entendu un son similaire au début du film, mais pas dans cette scène. Après des propos délirants sur son cerveau, Tashiro s’insère soudainement et sans hésitation un couteau dans le cou. La scène choque par son aspect soudain, et pourtant, ce qui interpelle le plus est la rapidité avec laquelle ce suicide devient un non-évènement.
Quand Matsuoka rentre chez lui, il ne parle pas de l’incident à sa femme. Il s’empresse d’évoquer l’entretien d’embauche qu’il a passé juste après le drame. Sous ses airs bienveillants de professeur pédagogue, l’imperturbabilité du cuisinier inquiète. Ce personnage de zombie, un pied dans la réalité et un pied en dehors, était déjà l’archétype du protagoniste kurosawien dans Cure, le long-métrage du cinéaste japonais qui lui a permis de se faire un nom en Occident. À l’image de son personnage alternant inertie et frénésie, Chime est construit autour de cette même suite binaire. Le film ne tombe jamais dans un excès de formalisme. La férocité de la violence ne s’exprime jamais dans des à-coups racoleurs, mais plutôt dans des ouvertures de brèches qui semblaient toujours exister, mais qui n’avaient simplement pas été ouvertes.
Étudiant en sociologie quand il était plus jeune, Kurosawa n’est pas le premier réalisateur à glisser sous le tapis des faux-semblants. Lors de ces derniers instants, Chime, qui a paré ses images d’un filtre faisant écho aux caméras de surveillance, fait penser à Lost Highway. Les personnages de Matsuoka et Fred Madison sont à la fois chassés de l’intérieur du domicile et restent ancrés à celui-ci. Après tout, David Lynch aimait lui aussi dérober le masque de ceux qui semblaient inoffensifs.
Objet minimaliste et épuré, Chime alarme par sa représentation d’un mal endémique dont les frontières sont incertaines. Qu’est-ce qui pousse cet inconnu dans un restaurant à tenter de poignarder la femme assise à la table voisine ? Est-ce que la frénésie avec laquelle la femme de Matsuoka écrase les cannettes est le début ou l’aboutissement de sa folie ? Quand celle-ci se lève en plein repas pour céder à cette pulsion, est-ce un rejet de sa condition domestique de femme ? Si Chime laisse avec plus de questions que de réponses, c’est justement pour mieux déranger son spectateur et le perdre dans des dédales à l’efficacité redoutable.