SPRINGSTEEN : DELIVER ME FROM NOWHERE
La genèse de l’album « Nebraska » au début des années 80, période au cours de laquelle Bruce Springsteen, sur le point d’accéder à une notoriété mondiale, lutte pour concilier les pressions du succès et les fantômes de son passé. Enregistré sur un magnétophone quatre pistes dans la chambre même du jeune musicien dans le New-Jersey, « Nebraska » est un disque acoustique incontournable aussi brut qu’habité, peuplé d’âmes perdues à la recherche d’une raison de croire.
Critique du film
Ouverture sur un flash-back en noir et blanc : un enfant apparaît à l’écran. Film sur Bruce Springsteen oblige, le doute n’est pas permis quant à l’identité de ce jeune individu. D’emblée, le mot « biopic » revient à la charge, la boucle semble éternelle : voilà encore un chanteur dont l’existence sera retracée en deux heures maximum, de l’enfance au succès. Sommes-nous encore face à un énième « hommage », une façon détournée de rendre une gloire passée à une star désuète, ou une simple existence historique retranscrite méticuleusement par souci de nostalgie ?
Toutes ces questions découlent d’un constat : celui d’un genre, le biopic musical, souvent opportuniste, et dont les résultats s’avèrent la plupart du temps vains. À l’image de ces producteurs qui se pourlèchent les babines à l’idée de vendre des disques par palettes, on imagine sans peine le processus derrière ces longs-métrages imitatifs d’une réalité révolue. L’idole, chanteur ou chanteuse, est attractive ; le spectateur, quant à lui, devient le réceptacle idéal pour réentendre quelques-unes de ses chansons favorites, pendant que défilent sur grand écran des reconstitutions de concerts d’antan.

Ce postulat de départ pourrait paraître pessimiste. Ils sont pourtant rares, les biopics musicaux qui cherchent à innover, à s’affranchir du simple travail d’archives premium. Impossible de ne pas citer Un parfait inconnu de James Mangold, dernier représentant malin du genre, capable de saisir un artiste insaisissable. En un sens, Springsteen n’est pas très éloigné de ce cousin presque parfait : Scott Cooper se concentre sur une période de transition dans la carrière du « Boss », un instant d’évolution — choix a priori excellent pour lier l’homme à sa musique, ses doutes et ses errances. Inspirations mises à part, il semblerait pourtant que Springsteen n’ait rien à voir avec Dylan.
La fenêtre choisie par le scénario s’avère finalement inconsciente de son statut d’entre-deux. En voulant traiter la veille de l’éclatement international de Bruce Springsteen, le film de Scott Cooper s’enlise dans une étroitesse dont il ne sait jamais comment sortir. Springsteen n’a pas la bonne idée du film de Mangold, qui s’autorisait des sauts dans le temps et l’espace pour ne capter qu’un moment charnière de la vie de Bob Dylan. Ici, tout semble affreusement rigide : les flash-back d’enfance, d’une scolarité pesante, peinent à illustrer la relation père/fils ambiguë, dont la véritable substance n’émerge que dans une scène quasi finale, indépendante de tout rappel narratif récurrent.

En parallèle, le film coche les cases : l’amour de jeunesse délaissé, les scènes en studio sans originalité, les rendez-vous entre manager et artiste sur fond de divergences musicales. Cooper convoque même les influences cinématographiques du chanteur, ne manquant pas de citer Badlands de Terrence Malick avec une pointe d’admiration, aussi bien de la part de Bruce que du réalisateur. Il n’y a pas assez d’espace dans le film pour rendre hommage aux envolées créatives du « Boss » : le génie de Nebraska se réduit à quelques morceaux joués dans une chambre. La musique importe finalement assez peu au film, dont la direction reste limpide : illustrer la fragilité d’un chanteur pourtant en pleine ascension.
C’est là que réside le principal problème : le film n’est qu’un couloir menant au mal-être de Bruce Springsteen, une coursive qui ne débouche sur rien, sinon une ellipse vague insinuant que la maladie ne fut qu’un bref passage. On peut déjà s’interroger sur la volonté d’esthétiser ou de narrer la pire période d’une icône du rock. On imagine aisément que Bruce Springsteen a donné son accord pour voir ce segment adapté — mais, louable ou non, l’intention est mal exécutée. Le tiraillement est constant. D’un côté, rendre hommage à l’homme ; de l’autre, tenter de le démystifier, d’abattre son statut de symbole au-dessus des émotions humaines. Le « Boss », sans être idéalisé, méritait sans doute un film plus ambitieux, plus sensible à ses errances d’artiste en passe de devenir un messie musical.
Si le chanteur n’est pas qu’une voix, le réalisateur d’Hostiles ne fait pas non plus de son Jeremy Allen White un rockeur torturé. L’acteur reste cantonné au statut d’imitateur appliqué, condamné à mimer des émotions que le film n’amène jamais de lui-même. Le principal atout du genre semble avoir pris le pas sur le cinéma : ce n’est plus le film qui suscite l’intérêt, mais la capacité du comédien à devenir l’autre. Quel intérêt alors de creuser une personnalité, si les mimiques de surface suffisent ?
L’impasse du biopic paraît inévitable tant que seront produits des films aussi peu scrupuleux, capables seulement de broder une vie factice sans jamais en restituer la véritable tonalité.
Bande-annonce
22 octobre 2025 – De Scott Cooper






