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YI YI

A quarante ans, N.J. (Wu Nien-jen) se demande si sa vie n’aurait pas pu être différente. La rencontre fortuite avec un amour de jeunesse, Sherry (Su-Yun Ko), lui donne envie de tout laisser tomber et de repartir de zéro. Mais avec une famille à charge, il ne peut réaliser ce séduisant projet. Le jour du mariage de son beau-frère, sa belle-mère (Ru Yun Tang) tombe dans le coma. Pour les enfants de N.J., Ting-Ting (Kelly Lee) et Yang-Yang (Jonathan Chang), parler à leur grand-mère inanimée est une épreuve. N.J. décide de partir au Japon, officiellement pour des raisons professionnelles. Il a en fait décidé de renouer avec son passé amoureux… 

Critique du film

Figure incontestable de la nouvelle vague taïwanaise, aux côtés de Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang a rencontré le succès le plus important de sa carrière avec Yi Yi, sorti en 2000, qui reçut, parmi d’autres récompenses, le prix de la mise en scène au Festival de Cannes la même année. Sur près de trois heures, le cinéaste brosse les errances existentielles d’une famille de Taipei, subitement confrontée au spectre de la mort de sa matriarche. Pourtant, si le film est parcouru par cette disparition annoncée, il est aussi un des plus beaux hommages que le cinéma ait rendu à ce qui fait sa sève ultime : la vie, la vraie.

VIVRE SA VIE : FILM EN TROIS TABLEAUX

Contrairement à ce que laisserait entendre son synopsis officiel, Yi Yi n’est pas autocentré sur un personnage, qui se verrait occuper une place prépondérante dans le récit par rapport aux autres. Au contraire, il fait le choix de mêler, avec une agilité narrative rare, les chemins croisés d’un père, sa fille et son fils qui vont, chacun à leur manière, goûter aux multiples imprévus et découvertes que leur réserve l’existence. 

Où l’on voit d’abord N.J., ingénieur en informatique, mais avant tout quadragénaire rongé par les regrets de ses passions juvéniles, retrouver son premier amour par hasard au détour d’une fête. Son aînée Ting-Ting est une adolescente réservée, qui peine à éclore autant qu’elle peine à faire fleurir sa plante verte ; elle en vient à s’essayer aux charmes fugaces du sentiment amoureux auprès d’un voisin frivole. Le jeune Yang-Yang, peut-être le personnage le plus émouvant du film, se présente comme un gamin espiègle aux loisirs éclectiques : jeter un ballon de baudruche rempli d’eau sur un maître d’école dépassé, pratiquer l’apnée dans un lavabo, avant de se découvrir un intérêt tout particulier à photographier les nuques de ses camarades et proches. Au-dessus d’eux plane l’ombre paisible de la grand-mère, près de laquelle chacun vient se confier, moins dans l’optique -comme initialement prévu- de bercer son sommeil que de trouver un certain repos de l’âme.

Si ce triptyque de personnages sur trois générations distinctes nous apparaît au travers des doutes propres à leur âge (et qui peuvent être aussi les nôtres), on le voit ressortir grandi à chaque réponse obtenue, même si cela nécessite de commettre une imprudence. Leurs pérégrinations respectives, loin de faire de Yi Yi un film choral, encore moins un film à sketchs, coïncident vers une seule et même ambition : capter ce qui fait l’essence de la vie unique.

FIGURER L’INVISIBLE

Dans ce projet global, chacun a un rôle à jouer. En jeune Candide, Yang-Yang s’empare abondamment du visible, cherchant à le capter pour ensuite transmettre son savoir nouvellement acquis : les photos de nuques ne sont pas rien d’autre que le moyen de montrer à autrui ce qu’autrui ne peut voir par lui-même. D’une curiosité à toute épreuve, il n’aura de cesse de questionner ses proches sur ses angoisses les plus profondes. À des âges plus avancés, où les comportements sont plus implicites, Ting-Ting et surtout N.J deviennent les archétypes d’êtres pour lesquels la moindre perturbation peut bousculer une destinée et ce, grâce à une mise en scène avide d’évidences cachées. 

De la démesure architecturale de Taipei on ne voit rien, ou presque : à peine la lumière blafarde des lampadaires, parfois une bretelle d’autoroute, un passage clouté, un feu rouge. Un décor comme il en existe des milliers à travers le monde, devenu familier de tous. Pourtant, ce décor se singularise en ce qu’il est pensé à l’image des protagonistes, le signe le plus évident étant le nombre important de plans où les corps sont reflétés par une vitre et viennent se superposer au paysage extérieur. Ces surfaces réverbérantes, à la fois obstacles et embrasures, deviennent le réceptacle des tourments de chacun, mais aussi de leur envie d’affranchissement. L’une des forces de la réalisation de Yang est de réussir à tirer d’un travail visuel épuré (beaucoup de plans larges et fixes) toutes sortes de symboles qui viennent ainsi révéler ce qu’une caméra rapprochée ne saurait esquisser.

Dernier film de son auteur, qui disparaîtra d’un cancer sept ans plus tard, Yi Yi est un bijou de simplicité, qui n’a d’autre ambition que de parler de la vie, de ses doutes, de ses interrogations mais aussi de ses apprentissages, et qui le fait avec une élégance et une sobriété peu égalées. Il est une fresque humaniste qui ne dit pas son nom : abordant ces petits riens qui bousculent une existence, Yang se met en quête de valeurs universelles rendues possibles par des parcours individuels. N’est-ce pas ainsi que le cinéma, cette «invention […] qui nous fait vivre trois fois plus», prend véritablement tout son sens ?


Disponible sur LaCinetek et sur OCS


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