THE TRUMAN SHOW
Truman Burbank mène une vie calme et heureuse. Il habite dans un petit pavillon propret de la radieuse station balnéaire de Seahaven. Il part tous les matins à son bureau d’agent d’assurances dont il ressort huit heures plus tard pour regagner son foyer, savourer le confort de son habitat modèle, la bonne humeur inaltérable et le sourire mécanique de sa femme, Meryl. Mais parfois, Truman étouffe sous tant de bonheur et la nuit, l’angoisse le submerge. Il se sent de plus en plus étranger, comme si son entourage jouait un rôle. Il se sent observé…
LA CAVERNE DE PLATON
C’est un Jim Carrey montant les marches de The Truman Show (1998) qui accueille cette année les journalistes et cinéphiles du monde entier à Cannes, en écho direct aux marches (rouges elles) du palais des festivals qui mènent à un monde de fiction alors que ce cher Truman, lui, est sur le point d’en sortir. Vingt-quatre ans après son succès critique et populaire (nominations aux Oscars, Golden Globes pour Jim Carrey, Ed Harris et les compositeurs de la BO…), The Truman Show est-il encore pertinent en cet an de grâce 2022 saturé de réseaux sociaux dans lequel le mensonge n’est plus un spectacle mais une réalité de plus en plus dangereuse ?
Avant de tenter de répondre à la question, revenons tout d’abord sur le film lui-même, qui ne démérite pas, loin de là, par ses qualités cinématographiques. À l’origine du projet, on trouve un scénario écrit par Andrew Niccol au début des années 1990. Originaire de Nouvelle-Zélande, Niccol deviendra par la suite un scénariste de talent (The Terminal de Spielberg en 2004, c’est lui), mais aussi un réalisateur de films célèbres (Bienvenue à Gattaca, 1997, Simone, 2002, Lord of War, 2005…). Le producteur Scott Rudin achète les droits de son scénario en 1993, Paramount donne son feu vert rapidement, et après avoir un temps envisagé Brian De Palma et même initialement Niccol lui-même à la réalisation, c’est finalement sur l’Australien Peter Weir que le choix se porte. Issu de la Nouvelle vague australienne (ou Ozploitation) des années 1970 (dont sont sortis également George Miller, Phillip Noyce, Bruce Beresford, Russell Mulcahy, Ted Kotcheff, Colin Eggleston…), Weir est un réalisateur passionnant dont le succès des films réalisés dans son pays (1) – le plus connu étant l’extraordinaire Picnic à Hanging Rock – ont alerté Hollywood qui l’a bien vite enrôlé, ce qui a donné lieu à de grands succès (Witness, 1985, The Mosquito Coast, 1986, Le Cercle des poètes disparus, 1989, Master and Commander, 2003…). Une fois sur le projet, Weir se l’approprie entièrement.
De l’importance du scénario
Ce qui nous pousse à nous demander : les réalisateurs sont-ils des auteurs ? La question peut paraître incongrue, mais ne peut-elle néanmoins se poser quand un scénario original est mis en images par un réalisateur qui n’en est pas l’auteur ? Un scénario, original ou non, n’est-il pas toujours « adapté » par le réalisateur ? Mettre des images sur des mots est une étape cruciale du processus filmique. Après tout, le réalisateur appose « sa patte » à toutes les étapes de la fabrication : écriture et/ou réécriture du scénario, choix des lieux de tournage et des décors, choix des acteurs, de la musique, du design visuel et sonore, etc. Chaque élément passe par le prisme de la sensibilité du réalisateur pour aboutir au final à ce qui, dans le meilleur des cas, ressemblera à une œuvre personnelle. Dans le cas de The Truman Show, le choix de l’acteur principal donne toute sa tonalité au film. Weir choisit Jim Carrey, alors au faîte de sa carrière, et tellement demandé qu’il a déjà signé pour deux autres films. Pendant les vingt mois d’attente, Weir fait retravailler son scénario à Niccol (16 versions !) et choisit de gommer le côté sombre de la version d’origine, en parfaite adéquation avec le choix de l’acteur. Weir tient à ce que chaque aspect du monde créé soit parfaitement crédible, que tout fonctionne, pour que le spectateur puisse « suspendre son incrédulité ». Il va jusqu’à rédiger lui-même des biographies fictives des personnages principaux et un historique du Truman Show, ce qui aide beaucoup les acteurs à s’approprier leur rôle.
Au départ, le projet tendait plutôt vers la science-fiction, voire l’horreur, et était situé dans un New York humide et froid à la tonalité très noire : Truman était alcoolique et déprimé, et il était confronté à de faux incidents criminels. Weir ne peut pas croire qu’un show télévisé regardé dans le monde entier puisse être aussi sombre : « Alors que Niccol le voulait déprimant, je préférais le rendre léger. Je voulais que cela puisse convaincre le public de regarder le spectacle 24h/24, 7j/7 », a déclaré le réalisateur. D’où le choix de situer l’action à Seaside en Floride, une véritable communauté planifiée qui ressemble déjà à un décor de cinéma et ancre le film dans un contexte de vacances idylliques. Autre grosse différence entre les versions initiales et la version finale : à la fin du film, Truman quittait son monde/studio pour se confronter aux acteurs principaux et à Christof. En mettant de côté le retour de Truman dans le monde réel, Weir laisse la fin ouverte et stimule l’imagination du spectateur.
Une version du scénario a été traduite et mise en vente en France sous le titre The Truman Show, le livre du film. On y découvre une version intermédiaire assez proche de celle qui a été filmée, mais des différences subsistent, comme cette scène de tentative de viol dont est victime une jeune femme par deux voyous sous les yeux de Truman, incapable de bouger. Ou encore, située vers la fin du récit, une scène montrant les protagonistes de la vie de Truman en train de discuter avec le créateur du show de la suite de l’intrigue et de l’orientation voulue : l’actrice jouant la femme de Truman ayant décidé de partir, elle va être remplacée et dès qu’un enfant naîtra de cette union, un deuxième show sera lancé en parallèle du premier (scène qui a d’ailleurs été tournée et que l’on retrouve dans les scènes coupées). Un autre scénario, antérieur celui-là, est disponible sur Internet. Et encore un autre ici. Autant de lectures passionnantes qui permettent de voir comment un scénario évolue en cours de route, même pendant le tournage lui-même, pour aboutir à la version finale.
Sélectionner un acteur aussi populaire, irrésistible, drôle mais aussi émouvant que Jim Carrey n’était pas un choix anodin. L’acteur a entraîné le film dans une veine plus optimiste, gommant les côtés les plus sombres de l’âme humaine tout en gardant une profondeur qu’il n’avait pas encore eu l’occasion de montrer à l’écran. Il venait d’enchaîner une série de comédies et l’imaginer dans un film aussi original – « le film d’auteur le plus cher jamais tourné », dixit le studio lui-même – n’était pas aussi évident qu’on peut le supposer aujourd’hui. Peter Weir a décelé quelque chose en lui que d’autres n’avaient pas vu, et la suite de sa carrière a montré qu’il était également à l’aise dans des rôles dramatiques.
Le pouvoir de l’illusion
Si des expériences de téléréalité avaient déjà eu lieu avant The Truman Show, il n’empêche que le film a annoncé la vague d’émissions de ce genre qui allait déferler sur les écrans du monde entier avec notamment Survivor (depuis 1997), Big Brother (depuis 1999), Loft Story (2001-2002), et d’autres. Il n’était pourtant pas le premier à aborder le sujet d’un personnage se croyant ou étant réellement prisonnier d’un monde fictif (2). On peut citer, outre deux épisodes de La Quatrième dimension (A World of Difference et Special Service), un épisode d’Amazing Stories de 1986, lui-même le remake d’un court-métrage de Paul Bartel de 1968, The Secret Cinema. On pense aussi à une célèbre série TV britannique des années soixante (3). Mais c’est bien le film de Peter Weir qui a durablement marqué les esprits par son ambition, l’émotion qu’il dégage, l’affection que l’on peut ressentir pour son personnage principal, comme si nous étions nous-mêmes, pendant une durée très réduite et concentrée, spectateurs du spectacle télévisé. La musique de Philip Glass, tirée de ses œuvres précédentes mais pas seulement (4) – ainsi que, dans une moindre mesure, celle de Burkhard Dallwitz – joue aussi un grand rôle dans la réussite artistique du film, son côté répétitif s’accordant à merveille avec l’impression d’éternel recommencement.
Le pouvoir dont parle le film est celui des images, capables de créer une réalité dans laquelle nous sommes prêts à nous perdre. Loin de critiquer son pouvoir, il en illustre la puissance. Une puissance utilisée ici aux dépens d’un homme, dont la vie entière est scrutée par une foule invisible, et qui vend les produits présentés à l’écran pour se financer et engraisser les producteurs et la chaîne. Mariage parfait du merchandising et de l’entertainment… Un mélange que les reality shows vont pousser à bout puisque leurs candidats sont non seulement conscients de leur condition de cobaye mais aussi volontaires.
Le créateur du Truman Show, Christof, joué par Ed Harris, fait peu de cas de Truman à l’ultime moment, quand il s’agit de le faire rentrer dans le rang. Il n’hésite pas à mettre sa vie en danger. Dieu, créateur, scénariste en chef, c’est la figure du démiurge (Lucifer pour certains), à qui la créature finit par échapper. Si Truman se détourne de lui, c’est parce que le mensonge érigé en vérité débouche sur une trahison. Christof dit : « Chacun accepte la réalité du monde qui l’entoure. » Affirmation certes en corrélation avec l’allégorie de la caverne de Platon, mais qui induit que l’homme ne peut pas s’élever au-dessus de sa condition, qu’il est prisonnier de l’illusion dans laquelle il est enfermé (ou dans laquelle il s’est enfermé lui-même).
C’est sur ce constat au final assez pessimiste que débouche le film de Peter Weir, mais il aura su le faire tout en offrant une œuvre d’art alliant réflexion et divertissement. Et tout en apportant une note d’espoir. Prendre conscience de sa propre condition est possible. C’est même le plus grand défi auquel est confrontée l’humanité à l’aune du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité. Si le cinéma est un « mensonge 24 images par seconde » (comme le disait Haneke en réponse à Godard), c’est pour créer une réalité dans laquelle nous plongeons de notre propre gré pendant une durée déterminée, et dans laquelle nous nous reconnaissons. Alors, utilisons le cinéma, l’art en général, pour aider l’humanité à imiter Truman Burbank et se réveiller de son illusion.