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DONNIE DARKO

Middlesex, Iowa, 1988. Donnie Darko est un adolescent de seize ans pas comme les autres. Introverti et émotionnellement perturbé, il entretient une amitié avec un certain Frank, un lapin géant que lui seul peut voir et entendre. Une nuit où Donnie est réveillé par la voix de son ami imaginaire qui lui intime de le suivre, il réchappe miraculeusement à un accident qui aurait pu lui être fatal. Au même moment, Frank lui annonce que la fin du monde est proche. Dès lors, Donnie va obéir à la voix et provoquer une série d’événements qui sèmeront le trouble au sein de la communauté…

Fins du monde

Lorsque Donnie Darko sort au cinéma en 2001, personne ou presque n’a jamais entendu parlé de Richard Kelly. Il faut dire que cet américain de 26 ans, qui a grandi en Virginie, réalise alors son premier long-métrage (après deux courts).

Trois ans plus tôt, en octobre 1998, Richard Kelly vient de terminer l’écriture de son scénario, et multiplie les rencontres à la recherche d’un producteur, mais l’histoire complexe et un budget estimé à 10 millions de dollars refroidissent les ardeurs. L’acteur Jason Schwartzman, séduit par le rôle de Donnie Darko, est le premier à s’y intéresser vraiment. Il présente même le jeune metteur en scène à son oncle, qui n’est autre que Francis Ford Coppola et qui envisage un temps de produire le film via sa société American Zoetrope. Des problèmes de calendriers vont finalement empêcher cette collaboration, mais elle apporte de la lumière au projet et permet l’arrivée de nouveaux partenaires, comme Flower Films, la société de production gérée par Nancy Juvonen et Drew Barrymore. Avec l’actrice au générique, c’est environ 4,5 millions de dollars de budget qui sont réunis, soit le strict minimum. C’est le jeune (et quasi inconnu à l’époque) Jake Gyllenhaal qui récupère finalement le rôle-titre. Il ne faudra que 28 jours à Richard Kelly pour tourner son film. Ce qui, lorsque l’on voit le résultat, est d’autant plus remarquable.

Présenté à Sundance début 2001, Donnie Darko intrigue les spectateurs mais là encore aucun distributeur ne se presse pour acheter le film. Le sujet du film, qui se déroule en parti dans un collège, effraie dans un pays encore marqué par le drame de Columbine survenu deux ans plus tôt. Alors qu’il se dirige tout droit vers une sortie discrète en DTV, Richard Kelly et son film vont bénéficier d’un coup de pouce inattendu. Christopher Nolan, également sélectionné à Sundance cette année-là pour son film Memento, assiste à une projection de Donnie Darko. Le réalisateur britannique adore le film et fait pression sur son distributeur Newmarket Films pour qu’il l’achète et le distribue. Il sort dans une cinquantaine de salle en octobre 2001, quelques semaines après les attentats du 11 septembre. Avec à peine 500 000 dollars de recettes sur le sol américain et 2,5 millions à l’international, le film est un échec. Ce n’est que lors des sorties VHS et DVD que le film rencontre enfin son public et acquiert progressivement son statut de film culte. Un statut qu’il est aujourd’hui difficile de lui contester.

Inclassable

Car, à bien des niveaux, Donnie Darko est une œuvre à part. Difficilement classable, le film se situe au carrefour de plusieurs genres (thriller, fantastique, teen movie…). D’un côté, l’histoire d’un adolescent désabusé, qui cherche sa place dans un monde oppressant, aidé par sa psy qui le croit schizophrène. De l’autre, un ami imaginaire déguisé en costume de lapin d’Halloween qui annonce l’apocalypse, des visions du futur, et des paradoxes temporels entre univers premier et univers tangent. Autrement dit, un croisement entre le cinéma d’auteur indépendant et le cinéma fantastique made in Hollywood, comme la synthèse entre Lynch et Spielberg.

Donnie Darko
Enfant, Richard Kelly a construit sa cinéphilie devant les films des années 1980. Il en assimile les codes, les digère afin d’en tirer son propre style : un mélange de références pop désenchantées et de réflexions métaphysiques. Et si la vague Rétro-Années 80 inonde nos écrans depuis quelques années maintenant, Donnie Darko est une sorte de précurseur de ce phénomène. Outre l’année 1988 durant laquelle est située l’histoire, le film se nourrit de toutes ces œuvres qui ont marqué le jeune réalisateur (E.T., Retour vers le Futur, ou encore Twin Peaks). Il leur rend hommage dans son histoire et à l’image : par exemple, La mère lit Ça de Stephen King, et le cinéma dans lequel se rendent Donnie et Gretchen projette Evil Dead de Sam Raimi et La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese.

Autre vecteur de nostalgie, la bande son envoûtante nous fait elle-aussi replonger au cœur de cette époque : Tears For Fears (sublime reprise de « Mad World » par Michael Andrews et Gary Jules), Duran Duran (« Notorious »), INXS (« Never Tear Us Apart ») ou Joy Division (« Love Will Tear Us Apart ») … Si les morceaux choisis contribuent à l’atmosphère éthérée et mélancolique du métrage, leurs titres et paroles semblent aussi résonner avec l’histoire du film et de cette période particulière.

La fin d’un monde

Toujours pour ancrer davantage son film dans son époque, Kelly utilise le contexte politique de cette année 1988, ce qui se traduit dès l’ouverture par une conversation à table entre le père de Donnie et sa fille. À son grand regret, celle-ci lui annonce son intention de voter pour Dukakis, lors de l’élection présidentielle de 1988 opposant le démocrate au républicain, et futur Président, George H. W. Bush (Bush père). Donnie Darko ayant été tourné durant la campagne de 2000 opposant George W. Bush (le fils) et Al Gore, l’écho à la situation de 1988 parait manifeste. Cette élection marque la fin d’une époque aux États-Unis, la fin d’un monde (l’apocalypse annoncée en est-elle une allégorie ?). C’est aussi la fin d’une forme d’insouciance économique, après le libéralisme décomplexé des années Reagan. Dans une interview donnée en 2008, l’ancien candidat Michael Dukakis présentait ses « excuses au peuple américain » car selon lui, « si j’avais battu le père (i.e. George H. W. Bush), vous n’auriez jamais entendu parlé du fils (i.e. George W. Bush) et nous ne serions pas dans ce merdier ». Amusant quand on y pense : L’idée que l’histoire aurait pu être différente est au cœur même du récit de Donnie Darko où le héros voyage dans le temps pour la corriger.

Cette dimension politique offre un regard critique sur le conflit entre générations et le dialogue impossible. Deux mondes s’affrontent. C’est l’opposition entre les idéaux d’une jeunesse ouverte, sociale et progressiste, et ceux d’un monde adulte perçu comme libéral, conservateur, réactionnaire. 

Dualité(s)

Le scénario fait constamment référence à cette notion de dualité, d’opposition, qu’elle soit générationnelle, politique, ou philosophique. Elle est la source d’un chaos qui se traduit physiquement dans l’histoire du film : Deux univers sont en balance. L’univers premier, original, et l’univers tangent. L’apparition du second provoquant un déséquilibre pouvant mener à la fin du monde.

Dualité entre les hommes donc, mais aussi chez l’homme en tant qu’individu. Les questions morales et religieuses sont centrales. Comme tout être humain, le jeune Donnie Darko cherche un sens à sa vie – à la vie. Malgré l’aide de sa psychothérapeute, il est seul face à ses interrogations : « Croire en Dieu est absurde si l’on meurt seul ». Pour le Dr Thurman, c’est justement par ses doutes que Donnie se définit. Son caractère agnostique lui ouvre le champ des possibles et lui donne matière à accepter son destin, entre existentialisme et déterminisme. Dans sa construction narrative, il peut d’ailleurs lui-même être perçu comme un prophète. La voix (divine ?) qu’il entend, qui le guide, ses visions de l’avenir, lui confèrent une dimension christique. Dimension renforcée par son sacrifice pour sauver le monde.

À moins qu’il s’agisse simplement d’un « super-héros », comme Richard Kelly aime à le répondre quand on lui demande d’expliquer Donnie Darko. Après tout, ce qui à première vue passe pour une boutade est en réalité assez révélateur de la conception du personnage par son auteur. Des pouvoirs, des responsabilités, une destinée… On retrouve ici tous les éléments caractéristiques du genre.

Donnie Darko
À l’opposé du héros, le rôle de Jim Cunningham (initiales « JC »), interprété par le génial et regretté Patrick Swayze, est le symbole d’une Amérique puritaine et d’une conception binaire du monde opposant le Bien et le Mal. Tel un gourou qui prêche la bonne parole, il prétend guérir la peur par l’amour, avec l’appui de ses fidèles comme la prof de sport psychorigide jouée par Beth Grant. Pour notre héros, Cunningham incarne « l’antéchrist », c’est un manipulateur dont la morale de façade cache de sombres secrets (des penchants pédophiles) que Donnie Darko va se charger de révéler aux yeux du monde.

 

L’une des principales forces du film réside dans l’univers que Richard Kelly parvient à créer. Tous ses personnages prennent vie dès lors qu’ils apparaissent à l’écran, même pour quelques secondes. Ils ont leur histoire propre, leur passé plus ou moins heureux, leurs secrets qu’ils portent en eux, dans leurs regards, leurs expressions. Ce ne sont pas des coquilles vides, de simples faire-valoir.

Cela est dû dans un premier temps à l’incroyable qualité du casting, avec Jake Gyllenhaal, bien évidemment, parfait dans son rôle d’ado tourmenté. Jena Malone et Mary McDonnell, toutes deux merveilleuses dans les rôles respectifs de la copine et de la mère de Donnie, nous offrent une dernière scène bouleversante. Sans oublier Maggie Gyllenhaal, Drew Barrymore, Noah Wyle ou James Duval, acteur fétiche de Gregg Araki, sous le costume de Frank (et même Seth Rogen dans son premier rôle !).

Enfin, c’est aussi le résultat d’une mise en scène totalement maîtrisée de la part de Richard Kelly, comme lors de ce magnifique plan-séquence dans les couloirs du collège. Au son évanescent de « Head over Heels » des Tears For Fears, on y découvre au ralenti tous les protagonistes dans leur écosystème. Un savoir-faire indéniable et poétique.

Voyage temporel

Il y aurait encore beaucoup à dire sur Donnie Darko, tant son scénario est riche et propose plusieurs niveaux de lecture et interprétations possibles. Chaque visionnage apporte de nouveaux éléments de réponses mais aussi de nouvelles pistes de réflexions. C’est une œuvre qui demande un effort de la part du spectateur. Son univers est si dense que des communautés de passionnés lui ont dédié des sites entiers, multipliant les théories et explications.

En 2001 déjà, le site officiel du film, assez novateur pour l’époque, permettait d’aller plus loin dans la découverte de cet univers et de ses spécificités. En 2004, la version longue dite « Director’s Cut » a proposé un nouveau montage du film rallongé de 21 minutes. Outre une utilisation différente des musiques, et quelques scènes supplémentaires, ce montage donne surtout à lire des pages du livre intradiégétique « La Philosophie du Voyage dans le temps », sur lequel repose toutes les théories du film. Cela a le mérite d’apporter de nombreuses réponses, mais prive le film d’une partie de son mystère, tout en altérant son rythme.

Si Donnie Darko est aujourd’hui perçu comme le film culte de toute une génération, le chemin pour y arriver aura été compliqué, mais pas autant que ce qui a suivi pour Richard Kelly. Désigné comme le nouveau prodige du cinéma américain, l’attente pour son deuxième film est immense. L’injustice du traitement qui lui est réservé à Cannes lorsqu’il y présente Southland Tales en 2006 est sans doute à la mesure de cette attente. Les échecs successifs de Southland Tales et de The Box (son troisième et dernier film en date) ont brisé l’élan de la carrière du cinéaste. Depuis dix ans, il annonce régulièrement travailler sur de nouveaux projets, mais aucun n’a vu le jour pour l’instant. En attendant de pouvoir enfin découvrir le prochain film de Richard Kelly sur les grands écrans, Donnie Darko ressort en salle le 24 juillet dans une version restaurée 4k, disponible dans son montage original, ou pour des séances exceptionnelles dans sa version Director’s Cut. 


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