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N’ATTENDEZ PAS TROP DE LA FIN DU MONDE

Angela, assistante de production, parcourt la ville de Bucarest pour le casting d’un clip sur la sécurité au travail commandé par une multinationale. Cette « Alice au pays des merveilles de l’Est » rencontre dans son épuisante journée : des grands entrepreneurs et de vrais harceleurs, des riches et des pauvres, des gens avec de graves handicaps et des partenaires de sexe, son avatar digital et une autre Angela sorti d’un vieux film oublié, des occidentaux, un chat, et même l’horloge du Chapelier Fou…

CRITIQUE DU FILM 

Film exténuant et proprement extraordinaire, N’attendez pas trop de la fin du monde embarque le spectateur dans une épouvante moderne, tordante à force d’être désespérée. Une nouvelle fois Radu Jude fait preuve d’un esprit corrosif et grinçant en s’affranchissant de toute convention narrative au profit d’un jeu de formes et de massacre. On en sort ébahi et médusé.

App au calice

Il est 5h50 quand le réveil d’Angela sonne, c’est une nouvelle longue journée qui s’annonce. À peine avons-nous le temps de nos habituer au noir et blanc sale et granuleux de l’image que survient le générique d’un second film, aux couleurs vintage. Point commun entre les deux : une femme au volant de sa voiture, dans les rues de Bucarest, à 40 ans de distance. Puis s’invite un troisième régime d’images avec les vidéos Instagram qu’enregistre Angela au gré des lieux et situations qu’elle traverse et qui stimulent son imagination débridée. Un filtre de l’application transforme la jeune femme en avatar masculin à travers lequel elle s’invente un personnage exutoire ultra vulgaire, obsédé et triomphant.

Que produit l’alternance de ces images ? Un passé coloré et faussement nostalgique, un présent crapoteux où l’exploitation quotidienne est rendue supportable en glorifiant un surmoi lancé à fond sur l’autoroute du second degré. Radu Jude met en regard la Bucarest communiste et la ville jungle qu’elle est devenue à l’ère d’un capitalisme sauvage. Les séquences du début des années 80 sont issues d’un vrai film de Lucian Bratu, Angela merge mai departe, sorti en 1981. Le regard de Jude leur confère une force ironique toute particulière, à la limite de la parodie. Auscultées, ralenties, arrêtées sur des silhouettes, des regards qui semblent avoir échappé à la production de l’époque, elle se retrouvent mises à nues, comme si l’Histoire n’en finissait pas de raconter sa propre vérité que l’artifice du cinéma prétendait pouvoir falsifier.

Rosse movie


Angela, entre deux rendez-vous, se retrouve irrémédiablement prisonnière d’un trafic automobile qui rendrait agressif un panda. Pas en reste, elle vitupère, insulte à qui mieux mieux et n’hésite pas à lâcher le volant pour exposer un majeur vite tendu. Le chewing-gum qu’elle ne cesse de mastiquer ne semble pas avoir sur elle de propriété délassante. Le film joue beaucoup sur une tension de la fatigue qu’il étire au long de ses 300 minutes comme une batterie de téléphone clignote longtemps avant de s’avouer vaincue. Elle supplie en vain son employeur de la laisser prendre une pause avant d’avoir un accident. La dramaturgie semble lentement mais sûrement évoluer vers une inéluctable tragédie. Le titre du film travaille aussi de manière souterraine ce sentiment de drame qui enfle. Mais Radu Jude possède la lucidité des pessimistes.

La fin du monde évoquée est un petit feu, une mort lente qui traverse les cercles de l’enfer sur terre. La personnalité d’Angela se révèle beaucoup plus complexe au fil des entretiens qu’elle mène auprès des accidentés qu’elle doit caster pour un clip sur la sécurité au travail. Avec chacun elle sait s’adapter, faisant preuve d’une érudition tous azimuts, ici une blague, là une anecdote sur Stevenson, là encore une réflexion sur l’œuvre de Goethe. À l’aise aussi bien avec les sans-grades qu’avec les puissants, Angela semble jouir d’une liberté dont elle n’est pas dupe. Il faut souligner ici la performance d’Ilinca Manolache sorte de grenade dégoupillée punk. C’est à ses côtés, en passagers de son véhicule et en compassion avec le personnage, que nous acceptons de subir. Car, il faut le dire, le film n’est pas un fleuve tranquille, il instaure avec le spectateur un petit jeu de persécution par des effets de répétition et d’éreintement. Il agace autant qu’il épate, prend des libertés et des virages à 180 degrés, bouscule et endort, réveille et hypnotise.

Dans une étonnante séquence finale où les fils narratifs convergent dans un présent redevenu en couleurs, le film, après mille chaos et un temps mort(s), se fige. Commence alors une patiente analyse de la fabrication d’une image de communication dans ce qu’elle a de plus révoltant. Jude trouve le point de jonction parfait entre la colère (froide) et la farce pour disséquer cette machine à broyer les consciences, à maquiller la vérité dans un grand sourire. Là encore, la durée participe d’une mise à l’épreuve, d’une volonté d’essorer les résistances. Avec N’attendez-pas trop de la fin du monde, Radu Jude poursuit, en franc tireur, son travail extravagant et vif. Sa présence dans la cinématographie actuelle ne laisse pas de stupéfier. Comme une tâche de sperme sur une robe à paillettes.

Bande-annonce

27 septembre 2023De Radu Jude, avec Ilinca Manolache, Ovidiu Pirsan et Dorina Lazar


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