LES FEUILLES MORTES
Deux personnes solitaires se rencontrent par hasard une nuit à Helsinki et chacun tente de trouver en l’autre son premier, unique et dernier amour. Leur chemin vers ce but louable est obscurci par l’alcoolisme de l’homme, la perte d’un numéro de téléphone, l’ignorance de leur nom et de leurs adresses réciproques. La vie a tendance à mettre des obstacles sur la route de ceux qui cherchent le bonheur.
CRITIQUE DU FILM
Actif dans le paysage cinématographique depuis le début des années 1980, Aki Kaurismaki possède une œuvre pléthorique gorgée de films à l’humour noir fortement teintée de politique qui sont comme autant de bulles d’air frais. Les feuilles mortes ne manque pas à l’appel, irriguant ses 75 minutes de personnages placides et renfrognés, débitant leurs rares dialogues sur un ton monocorde sur fond de débats et informations sur la guerre en Ukraine. Pas d’images tapageuses ou de signes extérieurs de richesse, une simple radio diffuse ces nouvelles accablantes qui plombent les habitants d’Helsinki déjà en prise avec un quotidien où le travail ne manque pas mais à des salaires ridicules. Un homme et une femme se rencontrent dans un karaoké, sans jamais échanger leurs noms. Ils se plaisent mais jouent de malchance. Comment vivre une belle histoire d’amour quand la maladresse se conjugue à la malchance ?
Les numéros de téléphone s’envolent, les accidents en hors-champ empêchent de se rejoindre, et l’ivrognerie du personnage masculin fait se désintégrer tout son univers social, professionnel et affectif. Lors de leur premier rendez-vous, tous deux enchainent les clichés du mélodrame, un verre dans un café, un film dans le petit cinéma du coin, et un baiser pour se dire au revoir. De cette séance partagée il reste comme une atmosphère cinématographique puissante qui colle aux chaussures du couple, comme s’ils appartenaient à ces vieux films qui apparaissent à l’écran. Chaque scène s’enchaine dans des transitions abruptes où l’absurde domine, dans un franc-parlé assez exceptionnel où l’on compare un film de zombie de Jim Jarmusch (The Dead don’t die) à Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson, ou Bande à Part de Jean-Luc Godard.
Aux confins du monde moderne
La légèreté avec laquelle la narration navigue d’une scène de travail à un moment de détente avinée, tout en citant de grands films sans lien apparent, participe au burlesque d’un film où un autre aspect majeur est la solitude qui semble habiter chacun et chacune. Personne ne donne le sentiment d’avoir de famille, un chien abandonné et recueilli au coin d’une rue devenant le centre de l’attention d’adultes en manque de compagnie. On se fréquente avec beaucoup de pudeur, dans une mise en scène d’une grande sobriété qui pose son regard toujours sur les mêmes instants de la vie, notamment le travail, précaire, avec un arbitraire et une violence managériale qui, même teintée d’humour, souligne la brutalité de la société.
Il est également amusant de noter que tous les événement fâcheux qui se produisent dans le film se déroulent en dehors du regard de la caméra, comme s’ils appartenaient eux-mêmes au domaine de la fiction et non du réel, chaque segment du film étant une construction intellectuelle qui ne grime en rien la réalité du quotidien des habitants d’Helsinki. Si les éléments sont les mêmes, le travail, la détente, la guerre, Kaurismaki les agence à sa manière, dédramatisant un grave accident plongeant son personnage principal dans le coma, car, après tout, il ne peut que se réveiller, il a une histoire d’amour à poursuivre. Il y a une forme de tendresse noire et candide dans ce moment où, sans même savoir son nom, cette femme veille l’ivrogne qu’elle avait éconduit, mais qu’elle ne peut s’empêcher d’apprécier malgré tout.
Les feuilles mortes définit ses propres codes et sa propre façon de considérer la vie, loin du cynisme de la société contemporaine. Si on s’émeut de la guerre en Ukraine, ceci de façon explicite, en faisant une toile de fond inévitable, on n’oublie jamais de réunir tous les éléments d’une belle histoire d’amour, simple et touchante. Le cinéaste met à sa façon l’accent sur les solutions aux problèmes du contemporain, par une entraide et une solidarité tout en finesse. Les collègues de travail se dressent face au contre-maître lâche, un emploi est perdu on en cherche un autre, et si on boit trop on finit par décider d’arrêter. Tout ceci sans aucun surlignage ou surenchère, tout en délicatesse et sans un mot plus haut que l’autre. Une chose est sûre à la fin de ce programme, c’est que nous n’étions ni chez Bresson, ni chez Godard, mais bien chez Kaurismaki, déroulant sa fine pelote poétique, aux confins du monde moderne.