MATRIX : RESURRECTIONS
MATRIX RESURRECTIONS nous replonge dans deux réalités parallèles – celle de notre quotidien et celle du monde qui s’y dissimule. Pour savoir avec certitude si sa réalité propre est une construction physique ou mentale, et pour véritablement se connaître lui- même, M. Anderson devra de nouveau suivre le lapin blanc. Et si Thomas… Neo… a bien appris quelque chose, c’est qu’une telle décision, quoique illusoire, est la seule manière de s’extraire de la Matrice – ou d’y entrer… Bien entendu, Neo sait déjà ce qui lui reste à faire. Ce qu’il ignore en revanche, c’est que la Matrice est plus puissante, plus sécurisée et plus redoutable que jamais. Comme un air de déjà vu…
L’auteur de ces lignes recommande fortement au lecteur de lire cet article après avoir vu le film. Celui-ci pourrait contenir un nombre d’éléments qui certes, ne dévoilent pas les grandes lignes narratives de Matrix Resurrections, mais pourrait gâcher quelques surprises d’un film qui mériterait d’être vu sans en y connaitre les intentions diffusées partiellement dans ce texte.
Critique du film
« C’est inévitable », répéta l’agent Smith à Neo durant la trilogie Matrix. Figure essentielle de la fin du millénaire, le film de Lana et Lilly Wachowski cultivait tous les fantasmes théoriques, esthétiques et politiques pré-bug de l’an 2000. Imaginée dès le départ comme une série pluri-analytique (intuitive, logique et transcendantale), la saga a déçu nombre des fans de la première heure avec ses deux suites, comme il a pu radicaliser de forte manière les aficionados des aventures de Neo. En cette période de réactualisation des personnages et des mythes, inévitable fut aussi le retour de cet univers au sein de la Warner Bros. Si certains se demandaient à quel point reprogrammer la Matrice semblait cohérent, Lana Wachowski y répond par un film exigeant, qui touche à tous les extrêmes quitte à cristalliser à nouveau l’opinion générale face à un tel vacarme dont la finalité pourrait être bien plus romantique que le premier degré ne le laissait croire.
LE CONTRÔLE
« Les hommes ne réussiront à échapper au système de contrôle que les nouvelles technologies vont contribuer à renforcer qu’en préservant le hors-champ. En effet, si la matrice correspond au contrôle social contemporain, alors on peut y voir une mise en garde : les nouvelles techniques inventées pour votre divertissement sont aussi en même temps de nouveaux instruments de contrôle et donc de nouvelles menaces contre vos libertés… la seule façon de lutter sera collective et passera par le hors-champ, c’est-à-dire par la protection contre les appareils d’enregistrement de cet espace géographique et symbolique qui entoure chaque individu et qui devrait en démocratie être défendu contre toute intrusion extérieure, à savoir le domaine privé, la liberté individuelle. » – Hugo Clémot, Les Jeux philosophiques de la trilogie Matrix, Paris, Vrin, 2011, pp.116-121.
En citant de façon indirecte les théories de Michel Foucault et la question de la dispersion nécessaire de la société de contrôle, Hugo Clémot répond de fait à l’importance du contrôle de hors-champ dans l’idée d’organiser une Résistance. Le tir à bout portant de Trinity dans Matrix, la voiture de Niobe qui vient au secours de Morpheus dans Reloaded, la réapparition soudaine de Bane qui aveugle Neo pour lui permettre de « voir le réel » dans Revolutions : tout ce qui a trait au dérobé existerait dans l’optique d’y redéfinir une nouvelle Résistance. *
C’est par ce biais que démarre Matrix Resurrections : dans une étrange redite en miroir à l’introduction du premier volet, Lana Wachowski opère brutalement un pas de côté qui déraille pour présenter un nouveau regard, coincé derrière un pan de mur de l’appartement 303. Ce regard est celui de Bugs, nouvelle éveillée dans la Matrice, dont le sens personnel de la quête ne reste encore qu’une notion étrangement floue. Comme à son habitude, la saga Matrix organise sa résistance à travers un grand nombre de thématiques qui peuvent se contredire comme elles peuvent se compléter. Ce texte ne se concentrera qu’autour d’un type de critique particulier que d’autres articles ne traiteront pas parce qu’ils parleront d’autre chose de tout aussi pertinent. Cinéaste au demeurant cryptique, Lana Wachowski a contribué au mysticisme de son oeuvre par l’absence de commentaires ou d’éclairages à leur sujet. Toutefois, si Resurrections semble trahir en partie Matrix par une plus large littéralité (ce débordement dans l’ouverture l’atteste), et rend le film au demeurant remarquable de simplicité, la suite des événements laisse encore penser à un gigantesque trompe-l’oeil dont elle a le secret…
Ce qui apparait frontalement est une charge métatextuelle d’une force outrancière, jusqu’à l’écoeurement. En 1999, l’OVNI Matrix, hybride entre la culture populaire japonaise encore marginalisée en Occident et la science informatique réservée à quelques nerds, devint un succès au box-office alors qu’il a été monté comme un film sans grosses ambitions financières. De fait, comment faire lorsqu’un projet influencé par la contre-culture, est accepté par les institutions ? La Matrice répond dans un premier temps à ça, d’une manière certes graveleuse mais qui est presque un passage obligé pour résonner avec la trilogie originale. Thomas A. Anderson, programmeur de génie dans une respectable entreprise de jeux vidéo composés de lignes de codes de couleur verte, est présenté comme un héros par ses collègues et par le public pour sa grande créativité. Les faits du film sont encore plus cinglants puisque ses adorateurs sont tous une bande de geeks au regard dégénéré, incapables d’établir une discussion qui dépasserait le cadre du texte ludique que le futur Neo dessina, comme si le médium était devenu seul message.
Ce contexte particulier et brûlant peut démontrer un endormissement général des populations non plus par rapport au monde qui les entoure, mais par un médium qui fait miroiter l’échappatoire. De fait, comme un Banksy exposé en musée, l’aura de Matrix se serait affaiblie lorsque sa contre-culture devint culture. Lecture possible au vu de la difficulté des sœurs Wachowski de pouvoir imposer leurs projets librement depuis le demi-échec financier et critique de Matrix Revolutions. Toutefois, toutes ces figures prennent un sens autre si, à l’instar du personnage de Bugs caché derrière la pièce de l’introduction, nous lisons le film de biais depuis le hors-champ, et ne questionnons ces séquences que comme des étapes d’un chantier beaucoup plus large. Une manière comme une autre de résister au premier message dans l’optique de creuser dans les codes sources du projet…
THE DEATH HAS YOU
Si le long-métrage sera possiblement étudié et décortiqué comme une parabole militante d’un cinéma qui s’auto-détruit par la référence à soi, le coeur noir du film pourrait s’avérer en réalité être le nihilisme généralisé de Lana Wachowski. Dans une interview signée Gaël Golhen pour le magazine Première de décembre 2021, la réalisatrice déclara avoir commencé à rédiger le script de Matrix après le deuil quasi-simultané de ses deux parents. A l’instar de Morpheus et de l’Oracle avec Neo, le tournage de ce film avec une équipe de fidèles (Grant Hill à la production, James McTeigue et Chad Stahelski au casting, Tom Tykwer à la musique, Tiger Chen à la chorégraphie…) aide la cinéaste à arpenter la voie de ses propres angoisses qui dicteraient sa nouvelle vie. L’introduction serait le rejet, la fin ce qu’il resterait de ce qu’on porte de nos aïeux disparus, et l’entre-deux le chemin inévitable de l’acceptation.
Dans l’idée d’un rejet général au demeurant cynique se cachent la thèse, antithèse et synthèse des pulsions de toute personne venant de perdre un proche, quitte à ce que la réponse finale ne s’avèrerait être que l’amour. Faire revivre Neo et Trinity peut être vu comme un sacrilège, mais il est aussi l’épiphanie, la croyance spirituelle d’un au-delà dont l’affection est l’unique moteur. Le lien qui unit les deux personnages a un sens fort, qui se traduit narrativement et formellement à l’écran, convergeant par la destruction des modèles géographiques et philosophiques par la Résistance vers un détournement cartésien au sens de « J’aime, donc je suis ». Idée non nouvelle puisqu’elle était l’aberration de l’anomalie au sortir de la scène de l’Architecte dans Matrix Reloaded, comme elle est l’installation du phénomène inexplicable que serait structurellement la conclusion de Revolutions, mais qui trouve ici un sens encore plus prononcé lorsque Neo semble en permanence « manquer » de quelque chose.
Les pilules ne font que retarder ses crises, le jeu vidéo qu’il programme ne fait que retarder son retour inéluctable hors de la Matrice, et ce qui gravite autour de lui ne se résume qu’en une dévitalisation complète de sa propre raison d’être. Neo dit à Trinity dans Reloaded, « I need you » ; elle est sa drogue et son moyen de vivre à nouveau comme il le souhaite. Neo lui-même est souvent montré seul face à ses multiples facettes (les trois miroirs de sa salle de bains), en décalage constant, entre l’hystérie et l’atonie. Au-delà, tous les actants de la Matrice n’existent que baignés dans le réconfort perpétuel, une peur indicible que Neo ne parvient à comprendre que lorsqu’il se retrouve face à la révélation d’un passé qu’on a pu lui faire oublier. Le film, qui apparait très coloré, est baigné dans une photographie laide car complètement artificielle – symbole de dépersonnalisation post-traumatique ? – jusqu’au climax dans une ambiance mortifère qui pourrait en signifier la sortie de dépression. Il y aurait une piste intéressante à creuser qui dépasserait très largement le cadre de la fiction seule, mais dont un seul visionnage ne permet encore de refléter l’intégralité philosophique et psychologique qui nimbe ce Resurrections.
Cet ensemble de points pouvant être un vecteur du mal dont souffrirait Lana Wachowski trouverait un sens certain avec le premier tiers a priori sauvage à propos des dernières œuvres audiovisuelles et vidéoludiques en date. Certes, on peut se sentir à première vue insultés, pris en grippe par quelqu’un avec une haute estime de son travail qui déclarerait la guerre à un système (Hollywood, miroir du réel) dans le système (le réel simulé par les machines). En revanche, il serait aussi possible d’en faire une analyse inverse, d’en faire le prisme le plus juste du système audiovisuel international en repli sur lui-même. Face à une incertitude globale, piégée entre la pandémie et les guerres, dans une géopolitique contradictoire, le réconfort se situerait dans un nouveau système de révolution au sens hellénistique de « retour temporel », manière abstraite de signifier les redites de licences dans le but de fuir sciemment l’horreur qui entourerait le monde. De fait, il y aurait quelque chose de tragique mais aussi de plus « humain » dans cette idée que chaque personne fixerait une multitude de points identiques de peur d’oser regarder ce qui paraitrait anormal aux yeux de tous. Une approche certes candide mais qui s’inscrit dans cette optique d’universalisation des sentiments et des sens au détriment de l’individualisme confortable en vase clos. Peut-on faire articulation plus actuelle et bien sentie ?
On pourrait reprocher à ce volet de perdre en efficacité narrative dans ses scènes d’action qui ont fait le sel de la première trilogie. Matrix Resurrections parait plus fatigué, parfois plus mou et moins précis dans ses données narratives (peut-être pour maquiller de nouveaux enjeux obscurs). Il faut dire que Keanu Reeves et Carrie-Anne Moss ont pris de l’âge, mais leurs personae sont intactes et bien remodelées sans trahir les intentions de base. La nouvelle élévation de ces modèles donne une reconfiguration de l’univers salvatrice et unique, dont les vibrations romantiques résonnent au plus profond de notre chair à tout instant. Si Morpheus propose à Neo de ne lui offrir que « la vérité, rien de plus », l’amour et la douleur que procure cette vérité ne pourraient être que les raisons réelles et toujours inévitables de l’existence.
* On peut aussi rajouter dans cette question de Résistance le roman Les Furtifs de Alain Damasio, où les résistants du titre du livre doivent se dissimuler dans les angles morts des chasseurs qui protègent le système pour espérer vivre.
Bande-annonce
22 décembre 2021 – De Lana Wachowski, avec Keanu Reeves, Carrie-Anne Moss