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A TOUCH OF SIN

Dahai lutte contre la corruption de ses dirigeants dans sa société basée dans le Shanxi. Zhou San, petit cambrioleur issu de la municipalité de Chongqing, est rejeté par sa famille qui renie ses occupations. Xiao Yu, hôtesse dans un salon de massage à Hubei, est humiliée par la compagne de son amant et de nombreux clients violents. Xiao Hui, jeune ouvrier de Dongguan, doit trouver un nouveau travail pour éviter de payer les soins d’un collègue qu’il a accidentellement blessé. Ces quatre histoires, situées dans diverses régions de Chine et inspirées de faits réels, sont au cœur de A Touch of Sin

Les racines du Mal

Sept ans après son Lion d’Or à Venise pour Still Life, Jia Zhang-Ke remporte un nouveau prix prestigieux dans l’un des plus grands festivals de cinéma du Monde. A Touch of Sin gagne en effet le prix du scénario lors du festival de Cannes 2013, des mains du Président du jury Steven Spielberg. Aujourd’hui, certains voient en cette récompense pourtant prestigieuse un lot de consolation pour des cinéastes que l’on n’a pas pu mettre plus haut au palmarès cannois.

Mais nous n’allons pas crier dans cet article que A Touch of Sin était le meilleur film de la sélection, d’une part parce que c’est discutable, d’autre part parce que ce projet mérite d’être vu au-delà de ce qu’il aurait pu gagner. Ce film est en effet le plus influencé et érudit des longs-métrages que Jia Zhang-Ke ait pu réaliser jusque-là, mais aussi celui qui lui a permis de modifier sensiblement son approche des personnages pour tendre vers une plus grande universalité.

A Touch of Sin est divisé en quatre chapitres, dont les connexions sont d’ordre symbolique et sociale. Situés dans diverses régions chinoises, ces récits présentent la descente aux enfers de quatre protagonistes, contraints d’utiliser les moyens les plus radicaux pour s’émanciper de la situation critique dans laquelle ils sont prisonniers. Le lien direct entre toutes ces histoires est celui-ci ; le reste s’apparente principalement à une organisation d’une pluralité de références, provenant de nombreux médias artistiques énumérés plus tard dans cet article. 

Le premier exemple qui vient en tête est dans le premier segment autour du personnage de Dahai, représenté formellement à travers une esthétique du wuxia. Surcodifié et même repris aux Etats-Unis pour donner naissance au western, ce genre a longtemps et grossièrement représenté des figures héroïques dont le but est de « redresser des torts ». Il n’est pas difficile d’en dresser un premier parallèle avec Dahai : jamais écouté par ses propres patrons, humilié lors d’une cérémonie officielle, celui-ci est forcé de sortir sa carabine pour conserver le peu de fierté qui lui reste. 

Mais au-delà de ce caractère brièvement symbolique, quelle en serait la raison formelle ? En premier lieu, de manière extra-diégétique, il y a l’idée de « styliser » la violence dans l’optique de la rendre acceptable et historiquement valable au comité de censure chinois. Dans un second temps, c’est aussi un moyen de puiser dans les racines mêmes du genre pour en retirer le plus viscéral de cette violence. Qu’y a-t-il de plus brutal que d’hybrider des thèmes, dans les faits anachroniques, avec de plans larges fixes la révolte d’un homme poussé à bout, contraint de massacrer ceux qui lui ont fait du mal ? Mais la rébellion mène parfois à la reddition : le canon de Dahai, comme le sera plus tard dans le film le suicide de Xiao Hui, deviennent le langage primaire, là où les mots n’ont plus aucune force. 

EARTH OPERA

Le film étant choral, les genres se mélangent pour donner vie à toutes les histoires de manière plus hétérogène. Se succèdent donc le wuxia, mais aussi le polar, le drame social mais surtout l’opéra chinois en guise de fil rouge. Institution séculaire, l’opéra chinois est régulièrement joué dans le pays dans des salles ou par des troupes itinérantes en pleine ville. Jia Zhang-Ke avait déjà pour habitude de placer différents repères artistiques du pays dans ses films en références explicites, mais plutôt dans l’optique de créer un moment suspendu, vestige d’une transition d’époque (les scènes de théâtre dans Platform) ou de volonté de ressembler simplement aux personnages présentés (le fameux frère Mark, copiant le film de John Woo Le syndicat du crime, dans Still Life). 

Point de tout cela ici : l’idée est plutôt de dresser un commentaire explicite de la situation des personnages à travers un autre art, mais aussi de faire de ses quatre aventures, à l’origine faits divers réels, des instants de commémoration inoubliables. Imprimée sur pellicule, une histoire est forcément amplifiée et conservée sur une plus longue durée. Leur lien direct avec l’opéra en fait qui plus est une multitude de récits importants à narrer durant des siècles, dont l’universalité du commentaire touchera forcément n’importe qui. 

Ces moments opératiques sont visibles à deux moments, durant la première partie consacrée à Dahai et l’épilogue avec le personnage de Xiao Yu. Le premier passage représente un segment sur Lin Chong, issu du classique de la littérature chinoise Au bord de l’eau (Shui-hu-zhuan) attribué à Shi Nai’an. Lin Chong est un instructeur d’arts martiaux contraint de fuir sous les menaces du grand Maréchal Gao Qiu. Obligé de s’exiler, il tue ses ennemis pour survivre mais se fait parfois aider par des amis qui n’ont jamais douté de sa loyauté. Le passage dans le film concerne le moment de transition de Lin Chong : « Moi, Lin Chong, saisi de fureur, j’ai dégainé l’épée et tué les deux sbires du Maréchal Gao Qiu. Mais heureusement, le noble Chai Jin a écrit une lettre pour me recommander aux hors-la-Loi du Mont Liang. » Un moment charnière où Lin Chong passe ouvertement dans l’illégalité, pour contrer les persécutions émises contre lui par les institutions féodales.

C’est aussi, dans A Touch of Sin, le moment où Dahai bascule lui-même dans la violence et l’exil, passe du bien au mal sans en avoir le choix, puisque la discussion est désormais impossible et son humiliant nouveau surnom (« Golfy », en raison de sa tête blessée et enrubannée qui ressemble à une balle de golf) prononcé dans les quatre coins de sa ville. Aussi reconnait-on cette bascule par la mise en scène plus didactique de Jia Zhang-Ke : d’abord moment de suspension temporelle, prenant tout le cadre, un plan poitrine sur l’acteur, sur scène, à la fin de sa tirade, précède un gros plan sur Dahai prêt à commettre l’irréparable. La musique les relie d’ailleurs, puisque de diégétique au moment de la représentation théâtrale, elle passe en extra-diégétique lorsque la séquence se focalise uniquement sur Dahai chez lui.

De la même manière, l’opéra ayant pour sujet Su San en fin de film est en lien direct avec le personnage de Xiao Yu, hôtesse obligée d’assassiner un client violent qui souhaite coucher avec elle et la frapper avec une liasse de billets. Su San est une jeune courtisane de 16 ans vendue à un riche marchand de la province du Shanxi, mais dont la femme de ce même marchand est jalouse. De fait, elle décide de l’empoisonner pour la tuer, mais le marchand boit involontairement la décoction à sa place. Su San est alors incriminée, reconnaît le crime parce qu’elle n’en a pas le choix mais est sauvée de justesse de la condamnation par son ancien amant alors juge du tribunal.

Dans l’épilogue, la partie du livret montrée est celle du tribunal, où Su San, acculée et victime de la vindicte populaire, reconnait avoir commis un crime qu’elle n’a pourtant pas fait. Le film se termine même sur un plan où le juge crie sur scène au personnage de Su San « Reconnais ta faute ! ». Xiao Yu, émettrice de prime abord d’un raccord-regard (c’est par ses yeux que l’on découvre au loin le théâtre) disparait pourtant à ce moment, remplacée par une masse de gens, filmée de face et regardant tous la caméra. Nous sommes une fois de plus face à un commentaire évident, celui de mettre le destin de Su San – et de facto des autres personnages – en parallèle avec la vie des classes populaires chinoises, souvent mises à mal par les hautes autorités pour des crimes ou suicides qu’ils commettent respectivement par légitime défense ou par fatalité. Mais plusieurs genres d’opéra chinois sont aussi le moyen direct de critique sociale, celui où l’on peut se livrer à des satires, et faire réfléchir son auditoire sur sa simple condition au sein de son propre pays.

DE NOUVEAUX ESPACES

Shanxi, Chongqing, Guangdong : ces trois provinces présentes dans A Touch of Sin ont déjà été aperçues dans d’autres films de Jia Zhang-Ke. La scène de débarquement du bateau aux bords du Yang-Tsé dans le deuxième chapitre consacré à Zhou San sera d’ailleurs un rituel du cinéaste, puisqu’après celles de Still Life et de ce film, elle sera refaite en guise d’introduction à la deuxième partie de Les Eternels. L’acception la plus aisée serait de croire que ces retours sont un moyen de constater les différences géographiques entre les régions au fil des années, mais le caractère narratif plus élaboré et moins porté sur des questionnements poétiques ne permet pas de développer une analyse étayée de ce point de vue. En revanche, on peut relever l’apparition de nouvelles plateformes de communication, évoluant d’années en années. Les unités centrales en panne et les téléphones portables rudimentaires de Still Life ont ici laissé place aux iPads. Celle-ci revêt un caractère spéculaire plus pointu, vecteur de nouvelles relations sociales qui dans le film aliènent les populations au lieu de les réunir. Les données géographiques ne sont plus, vivent les sphères sociales par Internet ?

La séquence qui nous intéresse intervient en fin de film, dans la quatrième partie située à Dongguan. Xiao Hui, jeune ouvrier chinois, est engagé par un luxueux hôtel-restaurant pour devenir serveur. Il y fait la connaissance d’une hôtesse nommée Lianrong dont il tombe amoureux. Hélas, bien que bavarde et souvent très démonstrative, Lianrong rejettera en permanence ses avances et celui-ci comprendra plus tard qu’elle est abusée par de nombreux clients de l’établissement où les deux travaillent.  

Pour autant, ces personnages font un premier rapprochement lorsqu’ils décident de s’échanger leurs noms d’utilisateurs sur le réseau social chinois QQ. Comme l’ordinateur fixe dans Still Life, médiateur de langage entre Han Sanming et l’intendante administrative de Fengjie, la tablette est le centre de la conversation en tant que contenant et contenu. C’est elle qui crée l’osmose commune entre les deux, la profondeur de champ se réduit même autour des deux protagonistes, formant une bulle cinématographique où ceux-ci discutent uniquement de leurs avatars et de ce qu’ils peuvent poster sur les réseaux.

Ce n’est pas la première fois dans la carrière de Jia Zhang-Ke que des personnages s’aliènent via un médium pour ne pas voir l’aspect sordide de leurs propres situations sociales. Nous avons déjà parlé de Still Life et de ce jeune personnage qui imite l’acteur Chow Yun-Fat dans Le syndicat du crime. Toutefois, dans ce cas précis, l’absence de caractère profondément humain dans le choix d’un pseudo et d’un avatar sur Internet masque alors la personnalité de chacun et déplace le regard que l’on a d’autrui vers un médium qui contamine les relations sociales. Les deux pseudos choisis sont d’ailleurs éloquents : l’un s’appelle « petit oiseau », rapport à l’envol et l’évasion ; l’autre « poisson cherchant l’eau », signe de fuite impossible. Cette « dépersonnalisation » des individus les coupe des espaces physiques et crée une forme de « méta-sphère » sociale, au-dessus des propriétés spatiales données par le champ de la caméra. L’intérêt réside évidemment dans la forme donnée à tout cela : si proches physiquement et pourtant si loin mentalement, leur proximité par Internet n’est dans le film qu’une façade qui ne fait que cacher temporairement le mal-être des deux personnages. 

A Touch of Sin marque le renouveau de Jia Zhang-Ke : toujours passionné par le traitement des petites gens dans le milieu chinois mais dans une forme moins documentaire, sa narration plus fournie en dialogues et l’importance de l’opéra chinois à l’intérieur même de ces quatre récits en font un cinéaste désormais complet, rompu à n’importe quel exercice cinématographique. Plus prolixe, mais plus précis et plus universel, Jia Zhang-Ke s’en remet aux arts ancestraux pour toucher au plus profond de soi et sensibiliser de manière universelle sur les dures conditions des travailleurs de l’ombre du pays


#LBDM10ANS

 




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