FRANÇOIS OZON | Interview
Deux semaines après sa sélection à la Mostra de Venise, François Ozon était présent au Festival De l’écrit à l’écran de Montélimar pour présenter son adaptation de L’étranger d’Albert Camus, projetée en avant-première française. L’occasion de nous entretenir avec le cinéaste, qui revient sur la genèse de ce projet ambitieux, sa collaboration avec Benjamin Voisin et sa manière d’aborder un texte aussi sacré que périlleux.
L’Étranger est l’un des romans français les plus célèbres, pourtant il n’a été adapté qu’une seule fois auparavant. Qu’est-ce qui vous a donné envie de relever ce challenge ?
François Ozon : J’avais un projet que j’ai dû abandonner, et qui a presque servi de passerelle vers L’Étranger. Il y avait dans ce scénario la même idée d’un homme en marge, coupé du monde, qui ne parvient plus à jouer les jeux sociaux — la séduction, les conventions, les obligations. Ce film n’a pas vu le jour, mais il a ouvert une porte.
C’est un roman que j’ai lu adolescent, comme beaucoup. J’en gardais surtout le souvenir d’un malaise. Je ne pensais pas du tout à l’adapter : c’est un texte trop sacré, presque figé dans l’imaginaire collectif. Et puis, pendant le confinement, tout me paraissait absurde. J’ai relu le livre et j’ai retrouvé ce vertige, cette modernité incroyable. Le détachement de Meursault, son rapport au monde, ça résonnait avec ce qu’on vivait. C’est un texte qui ne donne aucune réponse, et c’est ce que j’aime : il oblige le spectateur à se confronter à lui-même.
Comme j’avais commencé à réfléchir à la manière de filmer quelqu’un d’extérieur à la société, et Benjamin avait déjà travaillé sur ce type de personnage, L’Étranger s’est imposé comme une évidence, une continuité naturelle. Mais je suis vraiment arrivé au livre par Meursault, par le personnage.
Comme beaucoup de chefs-d’œuvre, il y a plein d’interprétations possibles, ça vous échappe un peu. Mais je me suis lancé ce défi d’essayer de mieux comprendre ce personnage en l’incarnant, avec mon regard d’aujourd’hui, de 2025.
Je voulais qu’on entende aussi la voix des femmes et celle des Arabes.
Votre film n’est pas une transposition littérale, même si vous reprenez les mots de Camus.
Tout de suite, quand je me suis lancé dans l’adaptation, ce qui était important pour moi, c’était le contexte historique. Comprendre ce qui se passait en 1939, quand Camus écrit ce livre, puis en 1942, quand il est publié. Pourquoi cette histoire à ce moment-là ? Le roman a quelque chose d’intemporel, mais on ne peut pas occulter le fait qu’il est ancré dans une réalité qui n’existe plus : celle de l’Algérie française.
Ça a d’abord été un travail d’archives, de lectures, de documents. Je voulais comprendre la colonisation, la vie à Alger, les rapports entre Arabes et Français. Est-ce qu’ils se mélangeaient ? Est-ce qu’il y avait des séparations dans les bus, au cinéma ? Ces détails pratiques me paraissaient essentiels. Même si Camus s’en est défendu ensuite, en relisant le livre aujourd’hui, c’est évident qu’inconsciemment il annonçait ce qui allait se passer.
Il s’est passé 80 ans depuis : la guerre d’Algérie, l’indépendance, le regard décolonial… Et si ce livre reste aussi fort, c’est parce qu’il dit quelque chose d’un symptôme. Dans mon travail d’adaptation, je voulais restituer ce contexte que Camus n’avait pas besoin de décrire, mais qu’il faut recréer aujourd’hui pour que le film existe.

Mais ce qui m’a le plus frappé en le relisant, la phrase la plus forte, ce n’était pas « Aujourd’hui, maman est morte », mais « J’ai tué un Arabe. » Cette phrase donne une perspective nouvelle au livre.
Est-ce qu’il y avait des éléments intouchables pour vous, et d’autres que vous vouliez transformer pour mieux résonner aujourd’hui ?
Ce qui était très important, c’était de suivre ce personnage pour le comprendre, en l’incarnant, avec un acteur. Mais certains personnages autour de lui me semblaient sous-développés, notamment les femmes. Marie, par exemple, est assez décorative dans le livre : une jolie dactylo, sensuelle, qui aime nager et faire l’amour. Je trouvais ça insuffisant. J’avais envie de lui donner une conscience, aussi bien sur la situation coloniale que sur sa relation à Meursault. Qu’elle ressente que ce garçon est étrange, qu’elle puisse à un moment être dégoûtée de lui.
Et puis il y avait la sœur, simplement mentionnée dans le livre. Il me semblait essentiel d’entendre la voix des Arabes. À travers elle, une autre dimension pouvait se raconter — historique, coloniale. C’était important d’avoir ces deux femmes, d’autant plus que les hommes ne sont pas des personnages sympathiques : l’un tape son chien, l’autre sa femme, et l’autre tue un Arabe à cause du soleil… Il fallait un contrepoint féminin, quelque chose de plus subtil, plus solaire, plus ambivalent.
Vous leur avez donné de l’épaisseur pour compenser la brutalité masculine.
Oui. Le voisin de Meursault, c’est la caricature du colon raciste, un proxénète. Ces hommes s’inscrivent pleinement dans une société patriarcale et coloniale. Meursault, lui, échappe à tout ça. Il est surprenant par son absence d’émotion, par son refus du jeu social.
Le noir et blanc s’est imposé comme une évidence : toute notre mémoire de l’Algérie française est en noir et blanc.
Parlons de mise en scène. Plus que dans d’autres films, on sent l’importance de la lumière, des décors, de la Méditerranée.
Pour moi, il fallait recréer cette bulle qu’était l’Algérie française, et Alger en particulier. J’ai écouté beaucoup de récits d’Algériens, mais aussi de pieds-noirs, et tous décrivaient cette ville comme un paradis, un endroit magnifique, avec ce mélange d’architecture moresque et haussmannienne. On n’a pas pu tourner à Alger, mais à Tanger. Avec la chef décoratrice, on a énormément travaillé à partir des archives et des photos de l’époque. Il fallait montrer la beauté de cette ville, et en même temps l’enracinement historique de cette époque.
Le noir et blanc s’est imposé très vite. J’y étais déjà revenu avec Frantz, et ça me semblait logique ici. Toute notre mémoire collective de l’Algérie française est en noir et blanc. Cela amenait du réalisme et permettait d’aller à l’essentiel, vers quelque chose d’épuré, de simple. Et comme c’est un roman de sensations et d’idées, le noir et blanc convenait parfaitement.
Il y a un paradoxe dans votre film : il est austère et sensuel à la fois.
La sensualité est chez Camus. Quand on lit ses nouvelles, ses descriptions de la nature, de la mer, de l’amour, elle est partout. Il fallait qu’elle soit à l’image, dans la relation entre Meursault et Marie.
D’ailleurs, un spécialiste de Camus, Mohammed Aïssaoui, m’a dit un jour : « Camus, c’est Marie. » Tout le monde pense que Camus, c’est Meursault, mais non. Le personnage auquel il s’identifie le plus, c’est Marie — elle est dans la jouissance du moment, l’amour, le plaisir de se baigner.

La scène du meurtre a surpris par sa coloration homo-érotique.
(Rires.) Vous dites ça parce que c’est un film de François Ozon.
Cette scène est très intéressante dans le livre, mais on ne peut pas complètement la comprendre. J’ai filmé ce qu’écrit Camus, mais je ne voulais pas la traiter de façon réaliste, sinon elle durerait quinze secondes. J’ai préféré l’étirer, la filmer comme un duel chez Sergio Leone. Il y a de l’homoérotisme aussi chez Leone — ces regards, ces silences…
Avec Benjamin, on s’est posé la question : Camus dit qu’il s’avance vers l’Arabe. Il est attiré, donc on l’a joué. L’Arabe le nargue. Je voulais qu’il soit relâché, presque assoupi au bord de la source. Il y avait quelque chose de symbolique là-dedans. Et forcément, dans cet échange de regards, chacun peut projeter ce qu’il veut.
Vous retrouvez Benjamin Voisin et Rebecca Marder, déjà dirigés séparément. Ce duo s’est imposé vite ?
Oui. Benjamin était déjà dans le projet que je n’ai pas réussi à monter. Quand je lui ai parlé de L’Étranger, il était ravi. Pour un acteur, incarner Meursault est un défi immense : il ne faut pas jouer. Pour lui, c’était un vrai challenge, parce qu’il est très extraverti dans la vie.
Le film a été difficile à monter. J’imaginais naïvement qu’adapter le troisième roman français le plus lu dans le monde faciliterait les choses… mais pas du tout. Nous avons du faire face à beaucoup de réticences, de frilosité : le noir et blanc, la dimension philosophique, le spectre de Visconti qui s’est “planté”. Du coup, je me suis entouré de comédiens qui me faisaient confiance : Benjamin, Rebecca, Pierre Lottin… Mais au-delà de la fidélité, je pense que c’étaient simplement les meilleurs pour ces rôles.
Entretien réalisé à Montélimar lors du festival De l’écrit à l’écran, septembre 2025






