NAËL MARANDIN | Interview
La terre des hommes porte en lui plusieurs sujets très actuels, et urgents, ce qui pourrait représenter un véritable terrain glissant : la difficulté des agriculteurs dans ce monde impitoyable où les plus grands dévorent les petits, les enjeux climatiques qui nous incitent à envisager la production agricole différemment, la place des femmes dans un milieu masculin et, malheureusement, les violences auxquelles elles sont confrontées – dans quelques cadres professionnels que ce soit. Nous avons eu le plaisir d’échanger avec le réalisateur Naël Marandin pour la sortie de son second long-métrage, le très réussi La terre des hommes, avec Diane Rouxel Finnegan Oldfield et Jalil Lespert, en salle ce 25 août.
Comment avez-vous réussi à trouver cet équilibre sans tomber dans le didactisme et en évitant toute maladresse ? Aviez-vous des références, des influences en tête avant de tourner le film ? Mais aussi des écueils à éviter ? Des pièges dans lesquels vous ne vouliez pas tomber ?
Naël Marandin : Le scénario s’est nourri de témoignages de victimes de violences sexuelles. J’en ai recueilli des dizaines et des dizaines, racontés en personne, lu dans des livres, des articles, écoutés dans des podcasts ou regardés dans des documentaires.
Toutes ces histoires sont singulières. Mais on peut tout de même voir des points communs. L’immense majorité d’entre elles connaissaient leur agresseur, voire lui faisaient confiance. La plupart du temps, l’agression est perpétrée sans violence, et même sans menace, par quelqu’un ayant un ascendant sur la victime. L’agresseur est un parent, un ami, un professeur, un moniteur, un entraîneur, un collègue plus ancien dans la boite ou supérieur hiérarchiquement.
Et enfin les victimes réagissent de manière « imparfaite ». Je veux dire par là qu’elles ne réagissent pas exactement comme la société voudrait qu’elles réagissent. Je me souviens de ce témoignage d’une jeune femme, qui a d’ailleurs inspiré le très beau documentaire d’Alexe Poukine, Sans Frapper, qui est retournée voir son agresseur plusieurs fois.
Je voulais garder cette « imperfection » du monde. L’agresseur est un chic type, la victime a ses contradictions aussi. Et pourtant, ça ne change rien à la nature de l’agression et ça n’amoindrit en rien la responsabilité de l’agresseur.
Je ne fais pas un exposé sur les violences sexuelles, l’emprise ou le monde agricole. Le projet du film est de donner à ressentir.
Comment s’est passée votre collaboration avec vos deux co-scénaristes ? Nous imaginons que leur aide a été précieuse pour offrir leur regard féminin ?
Travailler avec des co-auteurs m’a permis d’avoir des retours sur le scénario pour trouver l’équilibre entre le drame intime de mon personnage et son inscription dans les rapports de pouvoir de la filière. Le film navigue entre ces deux enjeux, mais je ne pense que ce soit des questions de natures différentes, c’est plutôt une question d’échelle. La domination économique, politique, sociale, symbolique se prolonge dans la domination des corps.
Je ne sais pas si Marion Doussot et Marion Desseigne Ravel ont des regards féminins. Il est certain qu’en tant que femmes, elles ont été directement confrontées à la question de la place des femmes dans notre société. Et ce dont je suis sûr c’est qu’elles ont des regards bienveillants, justes et constructifs, et ça c’est important dans l’écriture.
Aviez-vous des inquiétudes quant à la relation entre Constance et Sylvain, comment bien la représenter à l’écran, et comment rendre justice à Constance ? Celle-ci ne se considère pas d’emblée comme une victime et met un certain temps y parvenir. Avez-vous conscience qu’il offre ainsi une lumière sur ce fléau sociétal, comme un porte voix pour les victimes de violences sexuelles ?
La terre des hommes n’est pas un film à thèse, ni un film à sujet. Je ne fais pas un exposé sur les violences sexuelles, l’emprise ou le monde agricole. Le projet du film est de donner à ressentir. De faire vivre au spectateur ce que vit et ressent mon héroïne.
Si mon film pose une question, d’abord à mon personnage principal, puis à ceux qui l’entourent, puis à la justice et enfin aux spectateurs qui regardent le film, c’est : quel mot mettre sur ce qui se passe entre Constance et Sylvain. Constance va mettre tout le film à utiliser le mot viol. Je me suis toujours dit que si elle avait parlé plus tôt, elle aurait dit quelque chose comme « il s’est passé quelque chose de bizarre avec Sylvain dans son bureau. ». Dire viol, c’est déjà considérer qu’on a été agressée, qu’on est une victime et qu’on n’est pas responsable. Certaines personnes mettent des années à mettre ce mot sur ce qui leur est arrivé.
Comme les bovins qui défilent sur le ring du marché aux bêtes, la femme peut devenir un objet, un être de chair à posséder. Ce microcosme dépeint dans La terre des hommes devient alors une métaphore plus large de la société, de nombreux corps de métier – y compris le cinéma qui doit encore se regarder dans le miroir…
Malheureusement, l’histoire de la Terre des Hommes aurait pu se passer à peu près partout dans notre société. En cela, ce n’est pas un film sur l’agriculture, mais un film dans l’agriculture.
En découvrant les marchés aux bestiaux, j’ai effectivement pensé que c’était un cadre symbolique adapté à cette histoire, tout y résonnait, les images prenaient une portée particulière.
Chaque génération défend une conception de l’élevage et la lutte dans les lieux de pouvoir est aussi motivée par des convictions sincères sur la manière dont le métier doit être fait.
Au-delà de ce premier sujet très fort de la main mise des hommes dans cet univers, il y a également dans La terre des hommes un bel hommage au travail de la terre. On peut voir Constance et Bruno comme des exemples de cette génération qui souhaite désormais dans une démarche éthique quant au respect de la nature et des animaux. Avez-vous été sensible à cette démarche chez votre personnage ?
Une chose qui m’a marqué pendant les années que j’ai passées à rencontrer des éleveurs, c’était les conflits, le plus souvent larvés, entre les générations. Chaque génération défend une conception de l’élevage et la lutte dans les lieux de pouvoir est aussi motivée par des convictions sincères sur la manière dont le métier doit être fait.
Mes jeunes héros sont sensibles aux questions environnementales, ils veulent travailler autrement, redonner du sens à leur métier. En cela, ils s’opposent aux générations précédentes et sont des jeunes d’aujourd’hui.
La Terre des hommes est votre second long-métrage qui vous a pris un certain temps de gestation. Avez-vous déjà un projet de 3e long-métrage ?
Je suis en financement de mon prochain film. C’est une nouvelle étape dans mon travail, un pas de côté, c’est un film sur le vertige, la paranoïa, entre Sous le Sable de François Ozon et Take Shelter de Jeff Nichols. Il se passe à la montagne. Comme le marché aux bestiaux de la terre des hommes, le massif des Ecrins devient le décor symbolique du film. Je suis très excité par ce projet.
Votre film réussit à jongler entre le drame social, le thriller psychologue et le récit intime. Aimez-vous ne pas cantonner vos films à un seul genre ?
Je ne réfléchis pas en terme de genre, je réfléchis en terme de sens, de rythme, de sensations, c’est peut-être pour ça que je navigue entre les genres.
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