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TAKE SHELTER

Curtis LaForche mène une vie paisible avec sa femme et sa fille quand il devient sujet à de violents cauchemars. La menace d’une tornade l’obsède. Des visions apocalyptiques envahissent peu à peu son esprit. Son comportement inexplicable fragilise son couple et provoque l’incompréhension de ses proches. Rien ne peut en effet vaincre la terreur qui l’habite…

Terror starts at home

Jeff Nichols a écrit Take Shelter en 2008, alors qu’il venait de se marier. À travers l’histoire de Curtis, père de famille terrifié par des visions apocalyptiques, le cinéaste couche sur le papier ses angoisses de jeune adulte qui fonde un foyer. Take Shelter parle avant tout de cela : d’un père qui a peur pour ses proches, qui se sent responsables d’eux et qui ne se pardonnerait pas s’il leur arrivait quelque chose.

La menace qui occupe l’esprit de Curtis est apocalyptique parce qu’elle le détruit, qu’elle le dépasse totalement, mais elle reste néanmoins du domaine de l’intime. Il n’a pas directement peur de la tempête qu’il voit dans ses visions, mais du mal qu’elle pourrait provoquer à ses proches. Ceux-ci, et prioritairement sa fille, sont au centre de ses cauchemars, et la réponse à ses angoisses est un repli sur la sphère familiale qu’il matérialise par son abri anti-tornade, refuge à l’écart du reste du monde.

Ainsi, Take Shelter s’apparente également à une angoisse vis-à-vis d’une menace qui viendrait de l’extérieur, d’un monde qui part à la déroute. La crise économique de la fin des années 2000 est bien sûr au cœur du film. L’histoire se déroule au sein d’une famille de la classe moyenne, avec plusieurs crédits sur les épaules et dont l’enfant handicapée a besoin de soins. Et Jeff Nichols y revient tout le temps, par exemple au travers d’un rendez-vous à la banque, du licenciement de Curtis ou, plus discrètement, d’un plan sur les dollars qui défilent sur une pompe à essence. Difficile également de ne pas voir dans Take Shelter une évocation du réchauffement climatique (alors même que la menace est une tempête) et du monde que l’on va laisser à nos enfants (la fille de Curtis est au cœur de ses angoisses).

Angoisses

Take Shelter sonde donc les angoisses de la société face à un monde sur le point de basculer. Ainsi, revoir le film en 2021, dans un contexte toujours plus anxiogène de pandémie mondiale, prend une dimension particulière. Certes, aucun virus à l’horizon dans le film, mais la façon dont Jeff Nichols a su capter la paranoïa, la peur du monde extérieur et le repli sur la sphère intime, a un retentissement assez troublant aujourd’hui. Comme si les visions de Curtis étaient la prémonition de cette pandémie et ses réactions celles du monde angoissé d’aujourd’hui. Notre regard vis-à-vis de Curtis a changé, il s’avère beaucoup plus facile aujourd’hui de comprendre le personnage, beaucoup plus perturbant, oppressant, aussi de vivre avec lui ses angoisses, quand on sait que le nombre de troubles psychiatriques a augmenté en 2020.

Take shelter

Ce nouveau regard sur Take Shelter conserve toute entière l’ambiguïté du film qui n’explicite jamais l’origine des visions de Curtis. Sont-elles d’origine pathologique ou sont-elles réelles ? Tout au long du film, Jeff Nichols joue sur les deux tableaux. D’un côté, le film peut s’apparenter à une peinture très juste de la psychose, de son retentissement sur le malade et son entourage. D’un autre, parce que le film nous offre de partager le point de vue de Curtis, Take Shelter peut clairement se définir comme un film fantastique. Et ce n’est pas la fin, très ouverte, qui donnera plus de réponse à l’origine des visions. Pour autant, elle définit clairement ce qui est prépondérant pour Jeff Nichols. Peu importe l’origine des angoisses, elles sont bien là, inéluctables, et l’important est d’y faire face ensemble. Dans cette épreuve, la famille de Curtis trouve son unité.

American family

Le regard que porte Take Shelter sur la famille américaine est par ailleurs intéressant. Au départ, celle-ci s’inscrit parfaitement dans une imagerie traditionnaliste. Curtis, en tant qu’homme, fait vivre la maison, a un travail plutôt viril, boit volontiers un verre avec ses collègues après le travail avant de rentrer chez lui… Son épouse, Samantha, s’occupe elle de tenir la maison et d’élever leur enfant, elle apporte un complément de salaire avec des travaux de couture qu’elle vend sur les marchés.

Mais les angoisses de Curtis de ne pas réussir à protéger les siens, à jouer son rôle de patriarche justement, vont tout faire vaciller. S’il tente au départ de faire face (un homme ne doit pas flancher), petit à petit il n’arrive plus à tenir le rôle de chef de famille. Et c’est Samantha qui va au final prendre les choses en mains et réellement sauver les siens. Michael Shannon et Jessica Chastain, par leurs interprétations, viennent intensifier ce ressenti. À la façon dont Shannon va fragiliser sa stature charismatique, pour devenir un être totalement apeuré, va répondre la force mentale que Chastain insuffle à Samantha derrière sa frêle apparence. Tous deux jouent une partition tout en nuances d’une très grande justesse.

Visions

Cette nuance est aussi le maître mot de la mise en scène de Jeff Nichols. Chez le réalisateur, la fin du monde prend des traits très oniriques. Les visions de Curtis n’ont rien de sensationnaliste, la tempête gronde au loin et s’apparente presque à une peinture (ce qui ne l’empêche pas d’être inquiétante). La séquence la plus « spectaculaire » voit des meubles en lévitation, comme si le temps s’arrêtait au milieu du chaos, qui lui reste hors-champ. Nichols joue admirablement, derrière la fausse simplicité de sa mise en scène, avec un mélange d’oppression et de calme apparent. Cette délicate combinaison permet à la tension, à l’angoisse, de monter crescendo de manière indicible. Cette absence de surenchère crée une véritable intimité avec les personnages et ne sacrifie jamais l’authenticité des émotions. La musique de David Wingo accompagne parfaitement les choix de mise en scène de Jeff Nichols, par son mélange de douceur et d’angoisse latente, mais offrant par moment des envolées lyriques parfaitement maîtrisées (dans les sublimes séquences de fin notamment).

Si Shotgun Stories, sorti en 2007, avait déjà fait sensation dans les festivals, c’est Take Shelter qui va réellement faire remarquer Jeff Nichols. En 2011, le film remporte le Grand Prix de la Semaine de la critique à Cannes et celui du Festival de Deauville, et installe d’emblée le cinéaste comme l’un des réalisateurs marquants des années 2010. Suivront Mud, Midnight Special et Loving, dans lesquels, à travers des genres différents, Jeff Nichols va continuer à sonder l’Amérique profonde et imposer son regard, lequel est devenu indispensable dans le cinéma américain actuel.


#LBDM10ANS




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