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THE CANYONS

Christian, jeune producteur de films ambitieux, est amoureux fou de Tara, une actrice qu’il abrite sous son toit. Obsédé par l’idée qu’elle le trompe, Christian fait suivre Tara et découvre qu’elle entretient effectivement une liaison. Sa jalousie se fait d’autant plus grande que l’amant de Tara n’est autre que Ryan, ex petit-ami de cette dernière qu’elle a imposé sur le futur projet cinématographique de Christian.

Critique du film

Scénarisé par Bret Easton Ellis, The Canyons est le dix-huitième long-métrage réalisé par Paul Schrader. Il raconte l’histoire de Christian (James Deen), un jeune héritier basé à Los Angeles, qui entretient une relation amoureuse avec Tara (Lindsay Lohan), une actrice de seconde zone. Gina (Amanda Brooks), l’assistante de Christian, le convainc d’engager son petit ami Ryan (Nolan Gerard Funk) pour le rôle principal du prochain film qu’il va produire. Mais Christian découvre rapidement que le jeune acteur est en fait l’ancien petit ami de Tara, avec qui il entretient de nouveau une liaison. Névrotique, le producteur devient fou de jalousie, et va se venger en usant de stratagèmes sordides.

Toujours très attaché à la liberté créative et au final cut, Schrader pressentit qu’un film réalisé par lui et écrit par Ellis (qui n’est pas toujours en odeur de sainteté aux Etats-Unis) allait être impossible à produire d’une façon « traditionnelle ». Aussi, il décida d’auto-produire le métrage, conjointement avec Ellis lui-même et Braxton Pope, le producteur principal. Chacun apporta 30 000 dollars de sa poche, et le reste du budget fut atteint grâce à une cagnotte Kickstarter, faisant du film l’une des premières oeuvres cinématographiques de l’histoire à être produite via un crowdfunding. Chacun des membres de l’équipe accepta de travailler pour 100 dollars par jour, le casting se fit sur internet, et le tournage s’effectua sans la moindre assurance.

N’ayant rien à perdre, Schrader, Ellis et Pope engagèrent Lindsay Lohan, inassurable depuis quelques années en raisons de ses différentes fresques médiatiques, pour tenir l’un des rôles principaux du film. Ellis suggéra également d’engager l’acteur pornographique James Deen pour jouer le personnage de Christian. Notons que l’acteur était jusqu’alors spécialisé dans les rôles (très différents) de violeurs et de jeunes garçons timides, et que c’est justement cette dualité qui inspira l’écrivain pour le personnage. Jeune homme de bonne famille entré dans l’industrie du X à dix-huit ans, Deen, tant du point de vue de sa vie personnelle que de celui de sa vie professionnelle, sied parfaitement à la folie bipolaire de Christian, au point même de voir la fiction dépasser la réalité dans de sordides circonstances (à partir de 2015, Deen a été accusé de viol par bon nombre de ses partenaires).

American gigolo

Autant dire que le film sentait le souffre dès sa pré-production, laquelle alimenta par ailleurs la presse people en papiers faisant la part belle aux anecdotes de tournage plutôt qu’au film lui-même. Rusé, Schrader savait par avance que The Canyons allait créer ce genre de phénomène, et créa très intelligemment une concordance entre le fond du film et sa production. Tout est dit dès les premiers plans, qui montrent de grandes salles de cinéma fermées, leurs devantures cramées par le soleil de plomb de la ville des anges. Le film explicite alors à l’écran son propre moyen de diffusion (la VOD), synonyme de ce que Schrader appelle lui-même « la fin d’un empire ».

Dans le film, le cinéma du Nouvel Hollywood (tel que Schrader le perçoit), dans ses intentions artistiques et ses modes de production, est remplacé par un nouvel empire, dominé par une génération de « millennials » désabusés, qui se fiche fondamentalement du cinéma. Ce qui compte, c’est « d’en être ». Trente-trois ans après avoir montré l’avènement de la surface dans American Gigolo, Schrader nous en montre désormais le règne, d’autant plus mortifère qu’il s’attaque à ce qui lui semble le plus sacré : le cinéma. Ces jeunes gens butinent à ne rien faire, ne parlent que de leur « carrière » sans jamais parler d’art, et transforment le sexe dans un rapport de pure domination voyeuriste à l’érotisme clinique. Le numérique aseptisé permet de tisser des liens entre le fond et la forme, rappelant une nouvel fois le mode de diffusion du film (la VOD), mais également l’état d’esprits des personnages.

L’incarnation la plus monstrueuse de cet empire est bien évidemment Christian, pervers narcissique à l’ego surdimensionné, tandis que Tara, magnifiquement jouée par Lindsay Lohan, en serait l’incarnation la plus tragique. Ce qui la différencie de son petit ami, c’est la conscience de soi, qui est aussi une conscience de son propre vide existentiel. Ellis met la gomme, sans doute trop, contaminé par ses récents réflexes de « hater » sur Twitter, ses principales victimes étant justement les « millennials ». Le tragique frôle le grotesque, voire la caricature, mais Schrader réussit pourtant à incarner le discours du scénariste dans un ressenti personnel très concret, qui est celui de la mort du cinéma indépendant américain. Le regard surplombant d’Ellis est apaisé par une empathie justement mesurée, notamment à l’égard du personnage de Tara, et peut-être aussi à l’égard de son interprète.

The Canyons est un film passionnant, car il est le pur produit (critique) de son époque, mené d’une main de maître par un cinéaste dont le goût du risque et la dévotion aux sujets qu’il met en scène ne peuvent qu’être sources de respect et d’admiration.


DANS LA TÊTE DE PAUL SCHRADER, DU 8 JANVIER AU 2 FÉVRIER 2020 AU FORUM DES IMAGES



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