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RESIDUE

Jay, scénariste en herbe, retourne dans son vieux quartier et y découvre à quel point celui-ci s’est gentrifié. Les résidents les plus pauvres, d’origine majoritairement afro-américaine, se trouvent poussés hors de chez eux par des propriétaires plus riches et majoritairement blancs. Traité comme un étranger par ses anciens amis, Jay est perdu et ne sait plus tout à fait à quel monde il appartient.

Critique du film

Avec Residue, Merawi Gerima signe un premier long-métrage intime, quasi autobiographique, qui interroge la notion d’appartenance et de territoire. A travers son alter égo fictif -Gerima, à l’image de son héros, a grandi dans un quartier pauvre de Washington avant d’en déménager à l’adolescence, il explore son propre passé mais aussi une histoire éternelle : celle des liens qui unissent une communauté à son environnement. En raison de l’intrication de son sujet avec une réalité sociale très concrète, Residue aurait presque pu être un documentaire -une alternative dont le réalisateur semble avoir conscience et qui nourrit son travail, puisqu’il incorpore à sa fiction des images réelles de manifestations et d’altercation avec la police.

Le bruit de fond de la gentrification

C’est cependant avec un angle beaucoup plus personnel et subjectif qu’il choisit d’aborder ces thématiques, en ancrant son propos autour du personnage principal, Jay, dont la caméra semble épouser le regard et se détache très peu. L’évincement de la communauté noire et pauvre n’est abordé que par petites touches plus ou moins dérangeantes -un tract les incitant à vendre leur propriété, le bruit presque constant des travaux de rénovation en arrière plan, un petit commerce local définitivement fermé, du sang imaginaire sur les pavés de la rue ; les nouveaux habitants blancs eux-mêmes sont presque systématiquement relégués dans un hors champ qui atteste de la volonté du réalisateur de ne pas s’attarder sur ceux dont on parle déjà tout le temps et de se concentrer sur ses pairs.

Residue s’attache ainsi à explorer les détails et les marges de la gentrification davantage que son déploiement effectif ; il s’intéresse avant tout aux personnages, à leurs tourments, mais aussi aux liens complexes d’amitié, de loyauté et de défiance qui existent entre eux. En choisissant d’aborder les injustices sociales par le prisme de trajectoires individuelles de l’enfance à l’âge adulte, Merawi Gerima insuffle une grande vulnérabilité à la violence de son sujet et met en scène des héros noirs profondément humains, toujours filmés avec délicatesse et sans aucun voyeurisme, loin des stéréotypes habituels sur les jeunes hommes des quartiers pauvres.

On ne verra notamment jamais aucune scène de trafic de drogue ni de violence policière, bien que ces problématiques structurent le récit, de la même façon que le mot gentrification ne sera jamais prononcé. Dans l’univers de Gerima, le monde est une toile de fond dont il a conscience mais qui ne représente finalement qu’une porte d’entrée sur ce qui l’intéresse réellement, c’est-à-dire le vécu personnel de chacun.

Residue

Une quête individuelle

La gentrification telle que le réalisateur l’entend ne se limite pas aux espaces ; elle se déploie également dans les esprits de ses personnages, qui se divisent en catégories sociales bien précises. Le film questionne ainsi plus généralement la notion d’appartenance à une communauté alors même que celle-ci se décompose lentement, le mot résidu faisant également écho à celui de résident. Réalisateur, californien, diplômé, Jay détonne désormais dans son ancien quartier, dont il semble avoir oublié les us et coutumes. Il peine à se faire accepter par ses amis d’enfance, qui ne le considèrent plus comme l’un des leurs et se méfient de lui, tout en étant par ailleurs exclu de la classe moyenne blanche, qui le perçoit comme un délinquant et une menace.

Gerima matérialise la distance qui existe entre Jay et ses proches en les filmant régulièrement séparés par des grillages et en alternant le champ et le contrechamp, comme s’il était désormais difficile pour eux de tenir ensemble dans le même cadre. Les thèmes de l’appartenance et du foyer dépassent ainsi la notion de résidence géographique pour résonner avec une quête plus profonde d’identité et d’authenticité du moi, à travers le parcours accidenté d’un héros pris en tenaille entre l’image qu’il a de lui et celle que les autres lui renvoient.

Peut-on reprendre sa place exactement telle qu’on l’avait laissée ? Où se situer dans le monde lorsque l’on n’appartient vraiment à aucun groupe ? Autant de questions que distille Gerima au cours de cette heure et demie, en s’appuyant sur une image volontairement vacillante qui semble traduire la fragilité de son personnage et l’effritement de ses certitudes. “Ici, c’est chez moi !” s’écrie Jay, désemparé et en colère, dans un accès de violence, “chez moi !”.

Residue interroge la notion complexe de classe sociale et de transfuge, à la lumière des traces que laissent -ou non- notre passé en nous. Plus tout à fait enfant du ghetto mais pas encore bourgeois parvenu, Jay endosse finalement le rôle extérieur de l’artiste et du réalisateur dans son film, uniquement armé de sa caméra pour tenter de donner du sens à ce qui l’entoure. “Tu ne vas sauver personne”, énonce calmement Delonte, l’ancien meilleur ami de Jay, “et certainement pas moi. Tu pensais vraiment qu’un script changerait tout ?”. A travers la mise en abîme de sa propre situation -celle d’un réalisateur sorti de la pauvreté-, Gerima questionne ainsi, non sans cynisme, le pouvoir de l’art et du cinéma face aux difficultés quotidiennes d’une communauté en détresse.

Residue

À la recherche du temps perdu

Pour matérialiser ces questionnements existentiels, Merawi Gerima ne s’est imposé aucune limite esthétique et convoque à l’écran différents styles de prises de vue, d’étalonnages et de cadres, qui donnent au film une dimension presque expérimentale. En raison de ces innovations formelles, Residue semble parfois tourner vertigineusement sur lui-même et se perdre dans les méandres de sa propre mise en scène désordonnée ; mais ces couches d’images permettent finalement de donner corps à la temporalité très subjective du film, qui n’effectue pas tant une trajectoire linéaire avec un début et une fin qu’une exploration verticale et en profondeur de la psyché d’un personnage, ainsi que des différentes strates du monde qui l’entoure et qu’il redécouvre.

Residue est ainsi un film-poème, qui convoque à la fois le passé, le présent, le réel et les souvenirs, laissant ces différents fils narratifs s’entrecroiser et se superposer librement dans la même scène, plutôt que de s’en tenir au traditionnel flash-back ; métaphoriquement, ce sont les diapositives de son enfance que sa mère projette sur un mur et que Jay traverse en marchant dans la pièce, mais aussi très littéralement la présence simultanée à l’écran d’un Jay adulte et enfant, qui se regardent de part et d’autre de la rue. Comme l’on décortiquerait un fruit, Jay – et Gerima à travers lui – dépouille méthodiquement le monde réel de ses couches successives pour parvenir finalement au coeur de son sujet : la géographie mentale et la façon dont nous projetons constamment nos souvenirs sur les lieux où nous vivons, au détriment de la réalité -un parti pris qui atteint son climax à la fin du film, où le héros remplace la prison qui l’entoure par une forêt.

La gentrification n’est ainsi pas tant l’évincement d’une communauté que l’engloutissement du passé par un monde en perpétuel mouvement, qui ôte la possibilité de revenir marcher dans les pas de son enfance et qui menace la construction identitaire. S’il n’a pas la prétention ou la rage d’un film militant, Residue apporte néanmoins sa pierre à l’édifice en offrant ce regard profondément intime et inédit de son sujet et en réussissant à souligner l’imbrication de différents types de désirs, qui se font écho et se répondent : celui d’avoir un foyer, une identité et une place dans le monde.

Bande-annonce

5 janvier 2022De Merawi Gerima, avec Obinna Nwachukwu, Dennis Lindsey et Taline Stewart.




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