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PORTRAIT DE FEMME

À la fin des années 1800, Isabel Archer, jeune Américaine en visite chez ses cousins anglais, choque son entourage par son esprit libre et aventureux. Son cousin Ralph, phtisique incurable, l’aime en secret. Elle part à Florence où une amie la jette dans les bras de son amant, Gilbert Osmond, un habile manipulateur. Commence alors une quête vers la liberté…

Critique du film

Comment succéder à l’Histoire ? Trois ans après La Leçon de piano et sa palme d’Or, la première remportée par une femme, Jane Campion réalise Portrait de femme. Fallait-il rester dans la dynamique de son chef d’œuvre pour garantir l’attrait du public ? La cinéaste fait le pari inverse, en proposant un long-métrage de 2h30 essentiellement basé sur de puissantes conversations. Un choix largement contesté par la critique à sa sortie. Pourtant, Jane Campion nous livre une vision intime du patriarcat qui, malgré sa mauvaise réception, résonne toujours à notre époque, faisant du long-métrage l’un des plus marquants de sa réalisatrice, réhabilité par le temps et la fin de la comparaison avec son illustre prédécesseur. La douceur et le charme de La Leçon de Piano ont laissé leur place à une œuvre austère, le contrepied total de la Palme d’Or 1994. Jane Campion l’avait bien compris : c’est en se renouvelant sans cesse, malgré les risques, que l’on marque l’histoire du septième art. Car Portrait de femme n’est pas seulement un bon film, c’est l’une des œuvres les plus complètes d’une réalisatrice majeure de notre temps. Presque exclusivement constitué de dialogues, le long-métrage évite pourtant les bavardages. Chaque mot a un sens, une place bien précise dans ce récit labyrinthique qui explore les abimes de l’âme féminine.

Dans cette Europe patriarcale déchirée, Jane Campion parvient à faire oublier sa caméra, tout en donnant l’impression d’être la seule à vouloir comprendre cette âme esseulée. Elle multiplie les plans rapprochés, captant chaque regard et expression d’Isabel Archer, protagoniste de son œuvre. Mais pour adapter le roman d’Henry James à l’écran, il fallait une actrice hors du commun. Qui d’autre que Nicole Kidman, déjà prête en 1996 à conquérir le cœur des spectateurs ? Quelques années avant Eyes Wide Shut, Les Autres et Dogville, parmi ses meilleurs rôles, l’australo-américaine s’annonçait déjà comme une personnalité incontournable du cinéma hollywoodien. Jane Campion se saisit des silences pour les rendre encore plus communicatifs que les (longues) conversations. Même sans la moindre parole, Nicole Kidman nous transmet un fleuve d’émotions difficile à arrêter, habitée par son personnage débordant de complexité.

Délivre-nous du Mâle

Mais pour exister, Isabel Archer doit se défaire du contrôle des hommes qui l’entourent : Caspar Goodwood (Viggo Mortensen), gentilhomme capable de l’attendre plusieurs années, son cousin Ralph Touchett (Martin Donovan) secrètement amoureux d’elle et, surtout, le mystique Gilbert Osmund (John Malkovich). Pour échapper aux deux premiers, la protagoniste décide d’épouser le troisième, plongeant ainsi au cœur d’un complot. Manipulée sans le savoir, Isabel se crée sa propre prison, étant pourtant persuadée d’agir selon son libre-arbitre. On regrette d’ailleurs la scène d’hypnose à coups d’ombrelle dans les catacombes : Jane Campion accumule les effets et rend le tout peu crédible. Ralentis, échos et objets animés prenant la forme d’une bouche envoutante (celle de Gilbert Osmund) envahissent l’écran et rendent ces quelques secondes bien plus interminables que les deux heures et demie du long-métrage. Malkovich réussit son interprétation sans transcender, dans un rôle de manipulateur qu’il a maintes fois endossé. À côté, la performance de Martin Donovan est bien plus marquante. Son personnage incarne l’espoir des hommes, pas tous obnubilés par leur propre réussite et la soumission des femmes.

portrait of a lady umbrella

Derrière cette adaptation du roman d’Henry James se trouve, très explicitement, une fresque féministe de Jane Campion. La cinéaste fait le choix de commencer son film à notre époque, laissant plusieurs plans rapprochés de femmes se succéder. Toutes différentes, uniques et en quête de liberté. Isabel Archer les incarne toutes. Le récit de la réalisatrice retranscrit les malheurs de notre époque à celle de sa protagoniste. À chaque époque, le combat contre le patriarcat et l’oppression imposée par les hommes est central. Chez Isabel, il se caractérise par ces innombrables demandes en mariage, soit pour son visage angélique, soit pour sa fortune héritée de son oncle. Sous ses airs de drame historique, Portrait de femme se mue presque en thriller psychologique, un puzzle géant dont les dernières pièces ne sont données que dans les derniers instants. Servi par l’immense bande originale de Wojciech Kilar, le long-métrage reprend les codes du genre. Jane Campion nous propose plusieurs retournements de situation et nous force à partager les angoisses et obsessions d’Isabel, nous montrant ses rêves érotiques au milieu des trois hommes de sa vie, puis la culpabilité et le combat intérieur qui s’ensuit, et son désir obsessionnel d’émancipation.

Résonances du passé

Portrait de femme ne se limite pas seulement à une critique ouverte du patriarcat. Jane Campion fait de son adaptation une œuvre vouée à remettre en question tout un pan de la société capitaliste. L’architecture des appartements et maisons de bourgeois est pleine de démesure, alors que les plus modestes sont presque ignorés par la caméra. Un choix volontaire fort, dont on mesure l’ampleur à plusieurs reprises : Isabel passe en calèche sous une arche de Florence, élégante et débordante de richesse. Au fond, un mendiant fait lac guette, laissé de côté par tous les bourgeois qui l’enjambent. La scène se répète de nombreuses fois, et le mendiant change constamment de place, sans jamais passer au premier plan. Un détail qui ajoute une vitalité indéniable au récit, le rendant d’autant plus crédible et puissant. Grâce à sa multiplication des plans larges utilisés dans les différentes villes du Vieux Continent, Jane Campion parvient à faire vivre l’Europe du début du XIXème et nous permet de pleinement embrasser son histoire et ses personnages.

Portrait de femme Nicole Kidman

Sans aller aussi loin dans son exploration de leur psychologie, Jane Campion met en relief deux autres personnages féminins, démontrant sa volonté de ne pas réduire les problématiques féminines au seul personnage d’Isabel. La première, Madame Serena Merle, simpliste au premier abord, va se révéler encore plus complexe que la protagoniste. Elle aussi enfermée dans une prison solidement protégée par son amant (et mari d’Isabel) Gilbert. Elle suscite d’abord le dégoût, puis la compréhension, pour enfin gagner notre appréciation. Sa tentative de lutte contre la puissance masculine n’aura eu aucun effet. Pour satisfaire Gilbert, elle entraîne Isabel dans sa chute, avant de s’en rapprocher lors d’adieux déchirants sous la pluie. Un dernier échange de regards suffit à effacer tous les non-dits et à partager la douleur. Pendant ce temps, la fille de Gilbert reste, elle aussi, prisonnière de la malice de son père, figure tentaculaire décidée à contrôler toutes les femmes qui ont le malheur de croiser sa route. Souhaitant épouser un jeune homme de famille modeste, Pansy abandonne finalement toute confrontation avec son père. Malgré les tentatives de raisonnement de la part d’Isabel, qui voit en sa belle-fille un moyen d’entamer sa rédemption en lui offrant ce qu’elle-même n’a jamais pu avoir, il est déjà trop tard pour l’adolescente. La voilà au cœur du patriarcat malgré elle, incapable de lutter contre la violence psychologique de Gilbert. Alors que la protagoniste s’enfuit rejoindre son cousin mourant, décidée à ne jamais revenir et à embrasser sa liberté, elle laisse derrière elle deux femmes dont le sort a déjà été déterminé par les hommes. 


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FEMA LA ROCHELLE 2023



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