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LA VIE MODERNE

De Lozère, de Haute-Loire, d’Ardèche ou de Haute-Saône, les routes empruntées par Raymond Depardon conduisent à des fermes, similaires à celle où il est né en 1942, la ferme du Garet, près de Villefranche-sur-Saône. Hommage au monde agricole auquel appartenait ses parents, La Vie Moderne part à la rencontre de ces paysans à qui presque plus personne ne rend visite.

Des hommes et des lieux

Davantage que le dernier segment d’une trilogie, le film constitue l’aboutissement du projet des Profils paysans, 8 ans après L’Approche et 3 ans après Le Quotidien, tous deux réalisés pour la télévision et finalement distribués en salle. La vie moderne est produit dans une économie de cinéma et bénéficie d’une caméra Aaton inventée par Jean-Pierre Beauviala (disparu en avril 2019) permettant à Raymond Depardon de tourner en 35 mm (au format scope) avec des magasins de pellicule d’une durée de 8’40 propices aux longs plans-séquences.

«Au commencement il y a ces routes, au bout des routes il y a les fermes ». La voix off de Raymond Depardon intervient au terme d’un long travelling avant, à travers lequel nous avons découvert, depuis l’habitacle d’un véhicule, les splendeurs estivales de la moyenne montagne cévenole, et avons entendu la Pavane de Gabriel Fauré. La pièce de musique accompagnera toutes les séquences de transition routière, prêtant sa mélodie nostalgique au rythme des saisons. 

Contrairement au proverbe populaire, ici le but compte autant que le chemin. Raymond Depardon a commencé à rendre compte de ce monde rural dans les années 80 en photographiant ses habitants pour Le Pélerin puis pour Libération. Nouant peu à peu des relations de confiance, il a pu les filmer dans leur intimité à partir des années 2000. Il se rend désormais chez eux, en ami, autant pour prendre des nouvelles que pour immortaliser les Hommes et les lieux. 

Maïeuticien du temps

Chez les frères Privat, il y a du nouveau, Daniel le neveu est désormais à la tête de l’exploitation mais surtout il s’est marié après avoir passé une petite annonce. Cécile et sa fille Camille complètent désormais  le tableau familial. Depardon, dans un dispositif face caméra déjà éprouvé, s’entretient avec chacun individuellement puis réunit Marcel et Raymond à la table du salon. La greffe prend mal. D’un côté Cécile ne se sent pas adoptée, c’est un euphémisme, et de l’autre, les vieux tontons boudeurs ne se sentent pas respectés. Quand Cécile exprime ses reproches avec franchise et clarté, les anciens, moins à l’aise avec la parole, sont plus évasifs. Dans un premier temps Marcel finit par confesser qu’il aurait préféré une fille du coin et dans un second temps, il livre l’objet de sa rancune. Cécile les aurait accusés d’être sales.  

Depardon est un maïeuticien du temps. Il ne bouscule pas ses interlocuteurs, ne les soumet pas à une feu de questions. Il laisse le silence s’installer, creuser de nécessaires pauses dans la conversation, puis relance si besoin. Il ne cherche pas à délier les langues à tout crin, encore moins à dénouer une situation conflictuelle mais simplement à identifier le nœud.

Ailleurs, chez les Jean Roy, Daniel, seul des six enfants à reprendre l’exploitation agricole, filmé en contre plongée sur son tracteur, ne dit presque rien. La scène est est à la fois comique et douloureuse. L’attitude assez puérile de cet homme qui ne sait quoi faire de ses mains prête à sourire alors que la profond mal être qu’on devine serre le cœur. 

Les entretiens menés par Depardon semblent flotter à la surface de choses, parfois s’engluer dans des propos banals et puis, au détour d’une suspension, une phrase est lâchée, lourde de sens. Raymond Privat explique qu’il faut être passionné pour tenir dans ces montagnes accidentées. «Vous l’avez toujours été ?» relance Depardon. «Il a bien fallu» répond l’octogénaire en haussant les épaules.

Horizons fragiles

Autour des tables de cuisine, le thème de la transmission revient inexorablement. Pour Marcel et Germaine, la question est réglée, les quatre enfants ont choisi une autre voie, les 24 hectares sont devenus trop pénibles à exploiter, « du mauvais pays », résume Marcel avec résignation. Chez les Privat, la transmission est difficile, Marcel et Raymond n’ont toujours pas fait leur partage. Mais Camille, la fille de Cécile, se prépare tout de même à « reprendre derrière Daniel ». Sylvain, filmé bébé dans L’Approche, n’aime pas l’école et voudrait faire plus tard « comme papa ». « Ça n’existera plus » répond le père dans un sourire empreint de fatalisme.  

Amandine aussi voudrait bien incarner cette vie moderne dans laquelle il ne faut voir aucune ironie. Mais elle songe à renoncer puisqu’il est trop difficile de « faire son trou ». Elle a besoin de terres pour élever des chèvres et personne ne veut lui en vendre. C’est aussi une réalité de la vie rurale, la difficulté à littéralement lâcher du terrain. Amandine déclare vouloir concilier vie de famille et agriculture. Élever des chèvres pour elle est un métier, composante d’un projet de vie plus vaste. Le film pointe parfaitement cette incompréhension entre générations. Les aînés voudraient transmettre en l’état, les jeunes ont trop vu la difficulté de leurs parent pour accepter de reproduire un même schéma de vie. 

Loin de tout catastrophisme, Depardon fixe un monde en voie de disparition. La sincérité de son regard confère à ces hommes et ses femmes une infinie dignité. La séquence chez Paul Argaud est poignante. Paul vit seul dans une ferme isolé, Depardon lui rend visite le jour des obsèques de l’abbé Pierre que Paul suit à la télévision, répondant laconiquement aux questions du réalisateur. Sa  longue chevelure confère à Paul un air de dernier mohican. La solitude de cet homme émeut au plus haut point. On se prend à penser qu’il pourrait disparaître dans l’indifférence la plus générale. Les lignes d’horizon imaginaires que dessine le film sont tellement fragiles. Que deviendra Marcel sans Raymond, Germaine sans Marcel, Daniel une fois ses parents décédés ? 

C’est tout le talent de Depardon que de nous laisser dans une forme d’orphelinat tandis que, en reflux avec la séquence d’ouverture, commence un long travelling arrière sur la même petite route d’Ardèche et que Raymond Depardon dit ce texte déchirant, non pas comme une conclusion mais comme un promesse tenue.

« Ce soir, c’est la plus belle heure, la plus belle saison. Il est 18h, nous sommes en automne. Vous allez voir Raymond en haut du col qui s’accroche à sa passion de vouloir toujours mieux faire. Il sait que je reviendrai au Villaret, il sait que je n’ai plus peur de dire mon attachement à la terre des paysans. Apaisé, je retournerai aussi sur les hauts-plateaux froids et les vallées profondes du massif. Ce soir, je filme cette lumière qui n’est pas comme les autres et je ne suis pas prêt de l’oublier ». 


Je dédie cette chronique à mes grands-parents sans qui je n’aurais pas passé les étés de mon enfance dans un hameau d’Auvergne au cœur des Combrailles. Il est des lieux dont on s’éloigne mais qui ne vous quittent jamais. Il est des personnes dont le souvenir agit sur vous comme une boussole intérieure.

Prolongement : preuve de l’épaisseur dramatique que le film agite, la littérature a transformé par deux fois des personnes en personnages.

Dans L’Annonce, Marie-Hélène Lafon reprend en fiction l’histoire de Daniel et Cécile

Paul Argaud a inspiré un personnage à Frank Bouysse dans Grossir le ciel 


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