J’AI AIMÉ VIVRE LÀ
Dans la ville nouvelle beaucoup de gens arrivent d’ailleurs, se mélangent, trouvent une place. Leurs histoires se croisent et s’incarnent ici à Cergy, où Annie Ernaux a écrit l’essentiel de son œuvre nourrie de l’observation des autres et de son histoire intime.
Critique du film
Quatre ans après Retour à Forbach, Régis Sauder délaisse le récit autobiographique pour une déambulation socio-littéraire dans la ville nouvelle de Cergy. Autant son retour en terre natale était sombre (ville de Lorraine marquée par la désindustrialisation, le chômage et, parasite galopant de l’avenir incertain, l’implantation du Front National) autant J’ai aimé vivre là est solaire, porté par la rencontre du cinéaste avec Annie Ernaux dont l’écriture photographique du réel tient lieu de guide.
Farandole de rencontres
Cergy, préfecture du Val d’Oise. C’est ici que s’est installée, il y a longtemps déjà, Annie Ernaux. Lorsque Régis Sauder vient présenter Retour à Forbach à Saint-Ouen l’Aumône, elle l’invite à découvrir sa ville. Le film met en scène cette rencontre en s’appuyant sur trois textes de l’autrice à caractère auto-socio-biographique. En parallèle de cette rencontre, le réalisateur travaille pendant un an avec une classe de lycéens dont il suit rapidement un petit groupe. Le film se construit petit à petit sur cette farandole de rencontres alors que la municipalité fête les 50 ans de la ville avec un slogan plein de promesse : « tous pionniers de l’avenir ».
« Cet esprit pionnier est celui qui continue d’animer la ville » se souvient Claudette, arrivée parmi les 1 000 premiers habitants. Passée du bout du monde au terminus du RER A, la ville s’est construite sur une utopie, faire vivre ensemble des populations diverses, soutenues par un tissu associatif fort, autour notamment de la culture et de l’éducation populaire.
Le scalpel et le miroir
L’architecture audacieuse de cette ville champignon a souvent attiré les cinéastes : Henri Verneuil (I comme Icare, 1979), Céline Sciamma, née à Pontoise, grandi à Cergy (Naissance des pieuvres, 2007 ; Petite maman, 2021), Marco Ferreri (I love you, 1986) Eric Rohmer (L’ami de mon amie, 1987) et Guillaume Brac (Contes de juillet, 2017 ; L’Île au trésor, 2018) ont tour à tour choisi pour décor, la préfecture en forme de pyramide inversée, la plus grande horloge d’Europe, la passerelle ou la pyramide de l’Axe majeur et la base de loisirs. Régis Sauder n’a pas résisté à un beau plan aérien le long de l’Axe majeur mais filme le plus souvent la ville à hauteur de ses habitants. Il construit son récit sur deux principes de circulation. Celui de la chaîne de rencontres et celui de la propagation des textes d’Annie Ernaux, tantôt lus pas elle-même, tantôt par les protagonistes. Ces extraits polyphoniques issus de trois ouvrages* de l’autrice agissent comme un ciment entre les vies racontées. La littérature d’Ernaux a ceci d’extraordinaire qu’elle dissèque le réel de manière introspective tout en ouvrant l’expérience au partage. Le scalpel et le miroir.
Mouvement perpétuel, pas chaos
Sauder alterne séquences sur le vif – un baiser volé, une messe, une chorégraphie – et scènes façonnées avec les habitants qui témoignent tous d’un fort attachement à leur ville. Les lycéens profitent de leur dernières semaines ensemble pour traîner au centre commercial des 3 fontaines. Partir est une inquiétude, il faut s’arracher aux racines de la ville sans passé, quitter les lieux de toutes les premières fois, délaisser les chemins dessinés par la force de l’habitude, raccourcis qui relient les routes tracées par les urbanistes. Le film rend compte du mouvement perpétuel qui anime la cité dans une forme d’harmonieux chaos. Sekou arrive du Mali, il est hébergé à la patinoire transformée en centre d’accueil. « La vie, c’est la patience », dit-il, philosophe, au sortir de semaines atroces au bord du gouffre.
J’ai aimé vivre là réussit à capter, avec une très grande fluidité, un maelstrom de temporalités qui s’entrechoquent sans bruit. C’est un film doux sans être béat, solaire sans être superficiel, qui postule que les lieux sans véritables souches développent davantage d’appétence à l’altérité. Annie Ernaux écrit que la ville est une histoire avant d’en avoir une. À contre-courant des discours paresseux jouant sur les peurs, le cinéaste observe que les routes de l’intime et du collectif ne sont pas inexorablement parallèles, et provoquent aussi, quand elles se frôlent, des étincelles d’humanité.
Annie Ernaux ne dit pas autre chose, dans ces mots placés en exergue du long-métrage : « Ce sont les autres, anonymes, côtoyés dans le métro, les salles d’attente qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes ».
Bande-annonce
29 septembre 2021 – De Régis Sauder