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L’HOMME QUI TUA LIBERTY VALANCE

Un sénateur, devenu célèbre pour avoir tué un bandit notoire, revient pour l’enterrement d’un vieil ami et dit la vérité sur son acte.

“This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend”

Un train traverse les campagnes arides jusqu’à un brin de civilisation en devenir. Un homme de loi (James Stewart) vient conquérir de ses idéaux les étendues sauvages. Devant lui se dresse deux figures d’un passé déjà révolu en proie à la loi du talion, Liberty Valance (Lee Marvin) dont le nom est un double sens magistral et Tom Doniphon (John Wayne). Deux revers d’une même pièce, deux antagonistes magnifiques. Alors que le Western est synonyme de grandes étendues et de liberté, Ford livre ici un quasi-huis clos en partie nocturne. Nombreuses sont les scènes qui se déroulent de nuit dans la petite ville de Shibone et les duels sont souvent des combats en intérieur ou langagiers. Des éléments que l’on retrouve dans les films noirs et qui signent ici un tournant dans le genre du western. Une modernité du propos et de la mise en scène qui élèvera a posteriori l’œuvre à l’intemporel.

À ce titre, est-ce vraiment un hasard si le flashback du film débute sur le dépoussiérage d’une vieille diligence ? Parallèle évident d’une volonté de sortir des codes du genre. Bien sûr, on retrouve la trace des éléments inhérents au western (le saloon, le duel des figures héroïques, le remplacement de la loi du plus fort par la loi et l’ordre). Cependant, la stratification du récit où la notion de véracité historique est reléguée à la perception de sa population apporte de l’ampleur au propos. La mouvance des rôles attachés aux lieux est à ce titre remarquable. Le saloon devient le temps d’une scène propice à un vote électoral où l’alcool et les dérives des hommes sont bannis. La salle de classe devient le lieu d’un rassemblement des classes sociales et des communautés.

Déconstruction

Peu à peu, en déconstruisant le genre dont il est l’un des fondateurs, Ford donne à voir les clés de son Amérique et de ses héros. Il souligne que l’individu est un héros parce qu’il est le représentant de la collectivité. C’est cette association qui permet au héros d’atteindre des actions au-delà de la norme et de rétablir l’ordre.

L’originalité de Ford c’est de montrer que le mouvement individuel n’a aucun impact. Seul compte l’englobant où se contractent les respirations d’une nation jusqu’à atteindre un rythme organique. L’enjeu englobant donne la mesure jusqu’à atteindre le point de vie : la naissance même de la nation.

L'homme qui tua Liberty Valance
[Selon Deleuze, le cinéma de Ford convoque un schéma SAS’ dit de « la grande forme ». L’évolution du récit est un cercle où la situation de départ n’est pas la même que la situation d’arrivée. Au milieu il y a le héros qui porte en lui et malgré lui les espérances d’une nation et voit sa condition s’élever. L’éthique prend la place de l’épique.]

La leçon que Ford semble nous transmettre c’est que pour qu’une communauté soit « saine », il faut qu’elle soit capable de croire en ses propres illusions rapport à ses valeurs, ses bienfaits, ses idéaux. Soit une altération des prismes de réalité nécessaire au bien commun. Le peuple doit croire aux légendes et les héros savent que la mystification est une nécessité, un fardeau à porter.

Au carrefour des illusions

Alors que cherche Ford en nous oscillant de vérité en vérité ? Doit-on s’illusionner pour vivre, construire, aimer, mourir ? Doit-on vraiment trouver une réponse ? Qu’est-ce qui importe vraiment ?

Probablement pas la vérité des faits. C’est ce qui définit tout le sujet du film par un jeu de mots que l’on retrouve dans le titre original : The Man Who Shot Liberty Valance que l’on pourrait traduire par « L’homme qui tua Liberty Valance », mais aussi « L’homme qui tourna Liberty Valance ». Une double perception qui déplace notre questionnement de spectateur. La question n’est pas de savoir ce qui est vrai, mais plutôt de savoir pourquoi ce qui nous est présenté est une vérité essentielle.

À ce carrefour des illusions, on mesure la puissance de l’œuvre qui nous est donnée. Un train aller pour introduire, un train retour pour clore ; une situation de départ et une d’arrivée ; et par-delà un troisième instant strictement mental. L’illusion d’une nation, d’un spectateur, d’un créateur et finalement le crépuscule d’un genre rassemblant deux légendes pour en écrire une autre. Deux sacrifiés sur la gloire d’une nation naissante – John Wayne finit seul, désabusé et oublié de la grande histoire alors que James Stewart aura la gloire électorale, une femme, mais également auto-condamné par sa supercherie. Une fatalité soulignée dans le dernier quart du récit, séquence finale splendide et bouleversante où le renversement des forces et des relations voit des héros ajuster au mieux les intérêts de leur communauté, chacun chahuté par des enjeux qui les dépasse, mais obligés de les porter.

Peu étonnant avec le recul que la production de l’époque fut frileuse de sortir le film tel qu’il est. Heureusement que John Ford les a persuadés de nous offrir un cinéma du spectaculaire, de l’humanisme et en un mot un cinéma somme. Un chef-d’œuvre tout simplement.


Annexes :

https://www.cineclubdecaen.com/analyse/livres/imagetempsv1.htm#im9

https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2006-3-page-31.htm?try_download=1#

(Jack London, Le cabaret de la dernière chance et Ford « Je crois au rêve américain », Andrew Sinclair John Ford p124)


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