BIRDS OF AMERICA
Critique du film
Au début du XIXe siècle, un peintre français, Jean-Jacques Audubon, parcourt la Louisiane pour peindre tous les oiseaux du Nouveau Continent. Le découverte des grands espaces sauvages encourage l’utopie d’une jeune nation qui se projette dans un monde d’une beauté inouïe. Depuis, le rêve américain s’est abîmé et l’œuvre d’Audubon forme une archive du ciel avant l’ère industrielle. Sur les rives du Mississippi, Birds of America retrouve les traces de ces oiseaux aujourd’hui disparus et révèle une autre histoire du mythe national.
Ce superbe film documentaire redonne vie à l’incroyable œuvre picturale de Jean-Jacques Audubon et, grâce à une narration dynamique et inventive, jette un pont entre les deux siècles qui nous séparent de son exploration du Nouveau Monde. Un dialogue fictif qui dessine, en creux, une triste histoire de la nation américaine dont le mythe n’a cessé de se construire sur les cendres du vivant et des peuples natifs.
Ce n’est pas, loin de là, le plus connu des peintres français mais Jean-Jacques Audubon a constitué une œuvre considérable. Parti en Amérique pour échapper à la conscription dans l’armée napoléonienne, il n’a eu de cesse de documenter, 30 ans durant, la vie ornithologique du continent américain. Dans un style naturaliste qu’il a considérablement fait évoluer, introduisant la vie même dans ses tableaux, l’artiste a inventorié des centaines de familles d’oiseaux dont certaines espèces sont aujourd’hui totalement disparues. Jacques Lœuille est parti sur les traces de l’aventurier, de la source du Mississippi jusqu’à son delta. En voix off, un narrateur imaginaire s’adresse, par delà les siècles, directement à Audubon, usant d’un tutoiement de compagnonnage.
La caméra du réalisateur explore les tableaux, en détaillant à la fois la précision scientifique et le souffle qui les traverse. Le récit fait une première halte pour nous conter l’histoire de la colombe voyageuse, immortalisée par les pinceaux du maître avant de disparaître, exterminée. La dernière femelle vivante, surnommée Martha en référence à la première first lady, Martha Washington, a longtemps été exposée au Museum national d’histoire naturelle. Plus au sud vient le tour du pic à bec d’ivoire, dont il existe un enregistrement sonore daté de 1935. Plusieurs fois, on le crut éteint puis il reparut, si bien que, aujourd’hui encore, les scientifiques reçoivent des alertes mais malgré la trace qu’il a laissée dans l’imaginaire collectif, l’oiseau appartient bien à un monde révolu.
Au fil de l’eau, le film donne la parole aux descendants amérindiens. Tous, nations Ojibwe, Osage, Houma ou Natchez disent à la fois l’importance des oiseaux dans leur culture, le sens et les symboles qu’ils incarnent et tous témoignent du destin commun qui précipita leurs ancêtres dans l’envers de l’Histoire. Trois dates, trois jalons suffisent à recontextualiser. 1802, Napoléon vend la Louisiane à Thomas Jefferson (pour une bouchée de pain), c’est la promesse de l’exploitation du coton puis du pétrole, qui, à leur tour, asserviront plusieurs générations d’afro-américains.1830, Andrew Jackson fait voter l’Indian Removal Act qui autorise l’administration américaine à déplacer les populations indigènes qui gêneraient l’expansion du pays. 1923 (un siècle plus tard, une éternité), premier congrès pour la protection de la nature.
À travers le parcours de Jean-Jacques Audubon, Jacques Lœuille raconte beaucoup plus qu’un destin individuel, tout extraordinaire qu’il fût. Il relie les éléments d’un puzzle à jamais saccagé, reprenant le mythe du jardin d’Eden que les Dieux auraient confié à la nation américaine. Mythe encore persistant malgré la catastrophe écologique en cours. Chaque heure, l’équivalent d’un terrain de football disparaît des rives du Mississippi à cause de l’érosion. De « la pistes des larmes » à « l’allée du cancer », nous traversons une géographie hantée par les spectres où les plus grands pollueurs de la planète injectent des millions dans des opérations de greenwashing, tel ce parc public où enrage un perroquet blanc aux ailes coupées. Comme un crachat à la mémoire d’Audubon par ailleurs célébré jusqu’à New-York où de vastes peintures murales rivalisent de talent pour rendre hommage au travail de celui que Lamartine avait qualifié de « Buffon de génie ».
Parmi les vertus inattendues du confinement de 2020, il y eut cette reconnexion aux oiseaux dont les chants, même en ville, emplissaient le silence. Soudain leur présence nous a paru vitale et le ciel plus rassurant. C’est précisément la force de ce attachement que Marielle Macé explore dans son dernier essai, Une pluie d’oiseaux, tout juste paru chez Corti. Birds of America s’inscrit dans ce courant, tendant un miroir coupable à l’Histoire. Audubon savait-il qu’il immortalisait des espèces en voie d’extinction, qu’il croisait les derniers feux d’un Nouveau Monde menacé ? Le splendide film de Jacques Lœuille, habité par une voix solennelle, nous renvoie à la navrante modernité de ces interrogations.
Bande-annonce
25 mai 2022 – De Jacques Lœuille