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VINCENT PAUL-BONCOUR | Interview

Avant de se confiner, nous avons rencontré Vincent Paul-Boncour, directeur de Carlotta Films, afin d’évoquer certains sujets liés à l’actualité de sa société, mais aussi à sa vision du cinéma et de la pérennité du support physique. Nous nous sommes donc retrouvés dans un café du 11ème arrondissement de Paris, tout près des locaux de Carlotta Films, sans nous douter que ce type d’établissement serait bientôt fermé et que l’actualité allait bouleverser l’ensemble des sorties cinéma et vidéo… 

Le Bleu Du Miroir :  Quels sont les films qui ont déclenché ton entrée en cinéphilie et y-en-a-t-il parmi ceux-là qui t’ont orienté vers ton activité d’éditeur et distributeur ?

Vincent Paul-Boncour : Je dirais d’abord, dans ma cinéphilie, deux sorties marquantes quand j’avais 12 ans à peu près, c’était Métropolis  de Fritz Lang, mais la version décriée à l’époque, Moroder, en couleurs mais qui était aussi, consciemment ou inconsciemment une manière d’ouvrir le cinéma à d’autres types de publics et justement à un jeune public. Donc j’avais découvert Fritz Lang, c’était un vrai choc. Et puis, Hitchcock les années d’or, c’est à dire les fameux cinq films qui avaient été bloqués pendant très, très longtemps : Fenêtre sur cour, Vertigo, L’homme qui en savait trop… et qui étaient sortis, je m’en souviens ça m’avait marqué à l’époque comme des films nouveaux, plus que jamais et c’était assez mythique. C’est aussi là, comme beaucoup de cinéphiles, la première porte d’entrée qui reste : le cinéma américain et notamment Hitchcock, quelles que soient les générations et les décennies. 

Donc c’est vraiment ces deux moments-là qui m’ont marqué en 1983, je crois, quand j’avais dix, onze ans et qui ne m’ont pas fait dire que j’allais être distributeur et éditeur parce que je n’avais aucune idée de ce qu’était ce métier là mais qui m’ont donné une autre ouverture de ce qu’était ou pouvait être le cinéma, en dehors des films que pouvaient voir mes camarades et moi-même, de l’actualité et qui m’ont donné envie  d’aller explorer, de découvrir autre chose, d’autres films que les films nouveaux. Donc c’est parti de là et à partir de là je suis vraiment devenu passionné de cinéma, en me disant que j’en ferais mon métier. Quant tu es jeune et que tu veux travailler dans le cinéma, soit tu es acteur, soit tu es réalisateur. Donc là, j’ai voulu être réalisateur sans savoir vraiment… Et ça a déclenché ma découverte, ma passion et mon envie sur le cinéma par ces deux sorties là, et après c’est la découverte, le défrichage. Et puis en fait quelque chose de non stop où tu allies ta passion à ce que va devenir ton métier par la suite.

C’est justement une question que j’allais te poser : si tu n’avais pas été éditeur, distributeur, tu aurais été plutôt réalisateur qu’acteur, ou scénariste, producteur ?

Je n’en sais rien, mais c’est vrai que quand on est jeune et qu’on ne connaît pas forcément les métiers du cinéma, encore moins les métiers un peu plus « de l’ombre » que sont distributeur, éditeur, ou les métiers de technicien on pense plutôt à réalisateur ou acteur. Et c’est vrai que le côté de mettre en scène, ou en tous cas de diriger, je pense que c’était un peu en moi. Et de créer. Donc c’était plutôt réalisateur, mais comme plein de mes camarades, quand tu es passionné de cinéma. Mais ça n’a jamais été une obsession..

Ça va faire bientôt 22 ans que Carlotta existe. Il y a des metteurs-enscène ou des pans du cinéma qui sont revenus régulièrement, je pense à Fassbinder, Ozu, le cinéma asiatique aussi est très présent… Par rapport à des pans du cinéma ou à des metteurs-en-scène que tu n’as pas encore abordés, y-en-a-t-il pour lesquels tu ressentirais une urgence particulière à les faire découvrir ?

Comme ça, je ne dirais pas forcément. C’est vrai que les projets amènent les projets et qu’on aime beaucoup être sur un travail sur les rétrospectives, une filmographie autour d’un cinéaste. C’est un peu la culture cinéphile française, c’est la politique des auteurs, donc des cinéastes. C’est ce qu’on développe naturellement depuis 22 ans. Après, je pense que le travail qu’on fait c’est aussi la découverte, constamment. Soit la découverte ou redécouverte de grands noms du cinéma et on est amené, par l’actualité des restaurations, à se dire on va pouvoir travailler ce cinéaste là.

Et puis aussi de découvertes qu’on fait de cinéastes, ou alors, nos chemins nous amènent d’une cinématographie à une autre, d’un cinéaste à un autre, un peu de manière naturelle. C’est vrai qu’on ne sait pas quelques années auparavant qu’on va faire un travail sur Hou Hsiao-hsien, sur Edward Yang. C’est un peu les hasards, les rencontres. D’un seul coup des films qui devenaient inaccessibles, parce qu’il y a la question matérielle et de droits. Donc c’est plus comme ça qu’on travaille que de se dire : tiens ce cinéaste là, il n’y a rien qui est fait, donc faudra qu’on le fasse. Ça peut exister. 

Mais c’est vrai que c’est ce travail sur l’actualité du cinéma. L’actualité des films nouveaux, qui sont faits, qui arrivent sur des marchés, qui sont présents et qu’on peut acheter. Et aussi un prolongement, à chaque fois. Le travail qu’on fait sur Fassbinder, Ozu, il se fait sur la durée, ce n’est pas un one shot. Et par exemple, concernant Hou Hsiao-hsien, que je citais, le fait que d’un seul coup Les Fleurs de Shanghai devienne à nouveau accessible, parce qu’il y a une restauration 4K, c’est un film sur lequel on voulait travailler depuis des années, mais on ne pouvait pas le faire pour des raisons matérielles. D’un seul coup, après le travail qu’on a fait il y a quelques années sur Hou Hsiao-hsien on prolonge avec Les Fleurs de Shanghai qui devient à nouveau accessible à un instant T et ça c’est un film qu’on cherchait et qu’on souhaitait faire exister et qui vient à point nommé.

Les plus grands difficultés qu’on rencontre quand on veut rééditer un film, elles sont plutôt techniques ou plutôt juridiques ?

Ça peut être les deux, l’un ou  l’autre. Un film comme La Porte du Paradis, pendant des années on a essayé d’obtenir les droits vidéo, le studio, la major qui les détenait ne voulait pas les céder. Donc on retournait régulièrement auprès du vendeur et puis à un moment donné, on ne sait pas trop pourquoi, en fonction de qui est à la tête, de qui est là, on a eu une réponse positive. Donc, il faut aussi savoir être patient. Attendre sur certains films. Et puis parallèlement, c’est aussi pour faire le travail qualitatif qu’on fait, il faut qu’à l’instant T il existe un nouveau matériel, une nouvelle restauration et qu’on puisse faire à nouveau exister le film dans les meilleures conditions. 

Le travail de restauration pour un film comme Elephant Man ou Satantango, ça prend combien de temps ?

Sur ces deux exemples là, par exemple, ce qui est le cas sur pas mal de films ce n’est pas nous qui activons la restauration, qui la faisons. Pour Satantango, c’est un ayant droit américain, Arbelos, qui est à la fois distributeur aux U.S., vendeur international et qui fait de la restauration. Arberlos, ce sont des amis. Ils ont restauré le film par rapport à sa sortie aux U.S. et qui après le rend disponible via le vendeur. Elephant Man, c’est Studio Canal, qui représente le film, sauf aux U.S. où c’est Paramount, qui décide de restaurer le film et, nous, on travaille avec eux sur la partie cinéma. On ressort le film en salles. En vidéo, ce n’est pas nous. Donc là, c’est studio Canal qui restaure en tant qu’ayant droit monde. Et nous en tant que distributeurs salles, on a à disposition cette restauration à notre disposition.

Il y a certains films en revanche où il n’y a pas forcément d’éléments restaurés, où ce qu’on reçoit est correct mais où il encore faut accentuer la restauration. On peut soit faire une restauration de A à Z, par exemple sur les Charles Matton, soit améliorer un élément qui n’est pas forcément au niveau de ce qu’on souhaite par rapport au marché français et des exigences du marché français, soit avoir un élément nickel comme pour Satantango ou Elephant man, où la restauration est parfaite de A à Z, aux meilleurs critères de conditions techniques. Il n’y a rien à faire en termes de restauration. Derrière, on fait le travail de distributeur, éditeur. Tout ça c’est plusieurs mois évidemment.

Par rapport à la vidéo, Carlotta étant distribué par Sony Pictures Home Entertainment, c’est plus évident d’acquérir les droits d’un film Columbia que d’un autre studio ? Il y a des films Paramount, Fox, MGM qui ont fait l’objet de rééditions vidéos Carlotta. Mais y-a-t-il des studios avec lesquels c’est particulièrement compliqué pour acquérir des droits sur une oeuvre ?

On travaille avec la plupart des studios. Ce n’est pas parce qu’on est diffusé par Sony qu’on a plus accès à leur catalogue, puisqu’ils vendent à des éditeurs comme nous, mais aussi à d’autres. Evidemment, on a des rapports privilégiés avec eux, ça fait vingt ans qu’on travaille ensemble. Mais depuis l’historique de Carlotta, on a travaillé avec Universal, Fox, MGM, Paramount, via des vendeurs, même avec Disney sur les ABC, sur les Hitchcock. Paramount un petit peu, ils ouvrent au fur et à mesure mais moins. Le seul studio avec lequel c’est plus compliqué, je dirais que c’est Warner, en fait. Dans sa politique d’ayant droit, Warner ne souhaite pas ou très peu faire de sous licence. C’est-à-dire qu’ils vont éditer eux-mêmes, ou ne vendent pas leurs droits. Idem sur la distribution cinéma. Puisque on est autant distributeurs salles qu’éditeur vidéo. Beaucoup de mes camarades et moi-même, pour la distribution salles, pouvons accéder à beaucoup de films Major, mais pas Warner, car c’est eux ou personne d’autre.

Quand tu réédites un film en vidéo  et que tu dois prendre la décision de le sortir plutôt en combo collector Edition Prestige Limitée (par exemple Anatomie d’un meurtre, Time and tide) ou plutôt en CUC (Coffret Ultra Collector : exemples :  Donnie Darko, Christine), qu’est ce qui oriente ton choix vers telle ou telle option ? Le matériau disponible, la quantité de suppléments inédits ou le fait qu’il s’agit d’un film culte ?

Il n’y a rien de systématique. C’est une vraie réflexion qu’on a à chaque fois. Il y a à la fois le potentiel qu’on imagine sur ce titre, pour supporter cette édition-là, c’est-à-dire en termes de coûts. Ce sont des coûts extrêmement importants d’édition, de fabrication. Il faut en vendre un minimum de tant…Mais aussi supporter éditorialement : est-ce que pour ce titre, c’est justifié de lui apporter cet écrin-là, qui est quand-même assez conséquent ? Mais aussi, y-a-t-il la matière, en terme de suppléments, de bonus,  d’édition de livre. Il faut avoir un auteur, un travail d’archives, d’écriture. Il faut avoir des photos inédites de plateau.

Parce que l’idée à chaque fois c’est de se poser la question, déjà premièrement : est-ce que nous en tant que spectateurs, consommateurs, on voudrait trouver ce titre dans cette collection ? Est-ce qu’on l’achèterait ? Aussi basiquement que ça. Et deuxièmement, y-a-t-il la possibilité éditoriale de créer quelque chose autour ? Est-ce qu’il y a la matière ? Ou peut-on la développer ? Ce sont plusieurs éléments qu’on doit prendre en compte. Mais évidemment au départ, il y a l’envie autour du titre et se dire qu’il a cette capacité et ce potentiel pour sortir dans une telle édition.

Il y a des titres plus rentables que d’autres ? Et qui permettent justement par équilibre de financer des rééditions qui vont toucher un public moins large ? Il y a un équilibre qui se fait comme ça ?

Je dirais forcément, par défaut. Il y a des titres pour lesquels on sait que ça va être plus difficile. Tout n’est pas à la même échelle. Tant qu’on n’a pas fait la sortie on ne sait pas, mais on sait qu’il y a des sorties plus difficiles commercialement, mais qu’on a envie de faire exister, qui nous correspondent, qui correspondent au travail qu’on réalise. C’est parfois aussi un travail de fidélité et de collaboration avec certains ayant droit. Chacune de nos sorties, que ce soit en salles ou en vidéo, on tend à ce qu’elles aient leur propre autonomie, leur propre rentabilité, sans se dire : là on va perdre et là on va récupérer.

Ce qui nous anime, outre un aspect commercial qui est là et dont on doit tenir compte, puisqu’on achète des droits, on a une structure, ce qui nous anime, donc, c’est que pour chaque sortie, on trouve un écho auprès du public. Si c’est pour sortir un film que personne ne va voir en salles, ou que personne n’achète en DVD ou en Blu-Ray, on se dit que notre mission, notre travail d’avoir acquis ce film pour le faire exister et le faire découvrir aux autres a échoué. Il y a une graduation et on sait, plutôt on ne sait pas mais on imagine que telle ou telle sortie va réunir plus de public que telle autre. Mais on essaie de se dire que chaque sortie va s’équilibrer, rencontrer son public et c’est important pour nous.

Dans le catalogue vidéo Carlotta, y-a-t-il des titres locomotives ? Qui sur la durée se détachent un peu ? Ou pas forcément ?

Quel que soit le média, un titre qui a marché va continuer à marcher et un titre qui n’a pas marché va continuer à ne pas marcher.. Donc généralement il n’y a pas de miracle. Quand un titre a été trop vu, ou diffusé, il peut s’épuiser. Mais on a des films qui ont très bien marché et qui continuent : ça peut être les films de Cimino, les De Palma, Ozu, Fassbinder. Après il faut recréer aussi  une nouvelle actualité. On a des titres de catalogue mais il faut aussi savoir les faire de nouveau exister, grâce à de nouvelles éditions, de nouvelles sorties, de nouveaux masters. C’est aussi notre travail en tant qu’ayant droit de rebondir sur l’actualité, de recréer les actualités. Des titres peuvent exister en catalogue, être référencés mais ne pas continuer à se vendre. C’est un travail éditorial et de commercialisation qui est permanent, pour que ces titres continuent à exister, à être montrés et vus.

Quand on sort quelque chose d’aussi radical que Satantango, est-ce que ça t’arrive de douter que le film rencontre son public ?  

Pour Satantango, c’est un vrai challenge. Après on sait qu’on est sur une base d’une cinéphilie peut-être différente, par rapport à d’autres titres qu’on sort, mais d’une cinéphilie qui va être là. Et l’œuvre est tellement forte, incroyable et représentant un vrai challenge, qu’on se dit ça peut fonctionner, trouver un vrai écho,  plus qu’un film plus traditionnel, qui va durer une heure et demi. Aujourd’hui, on est aussi dans l’événement, notamment en salles. Même si évidemment, il y a aussi une vraie attente pour Satantango en coffret Blu-Ray. Parce qu’on veut posséder l’œuvre. Il y a aussi la possibilité de le voir ou pas en salles, par rapport à sa durée (7 heures 30 ndlr).

On sait que ce type de sortie est audacieux, mais en même temps peut attirer plus de monde qu’une sortie plus classique. On l’a toujours fait avec par exemple Out 1 de Jacques Rivette ou Fassbinder et Berlin Alexanderplatz. Ce ne sont pas forcément les propositions les plus difficiles, mais ce ne sont pas les plus faciles. Ce sont des propositions hors normes. Bien sûr on ne peut pas tout proposer. Ce n’est pas parce qu’un film dure dix heures que le public va être là. Mais une proposition  hors normes est différente. Dans le flux de tout ce qui sort aujourd’hui en films, quel que soit le média, un film comme Satantango se distingue d’autant plus. Mais il y a un vrai risque malgré tout. Que la proposition, à laquelle on croit mais qui est tout de même à part ne rencontre pas forcément l’accueil des professionnels, des journalistes et du public. Mais on pense qu’il y aura une vraie envie, un vrai désir autour de Béla Tarr et autour du film, qui est un peu mythique mais qui était invisible.

En tant que spectateur, vois-tu autant de nouveautés que de films de patrimoine ?

Je vois autant de films nouveaux que de films de patrimoine. De la même  manière que notre ligne éditoriale va dans des spectres qui vont de Béla Tarr à Elephant Man en passant par Donnie Darko et Les aventures de Rabbi Jacob. On ne fait pas d’ostracisme sur les genres. J’aime autant le cinéma d’auteur que le cinéma populaire. Tant qu’il est bon. De qualité. Autant un blockbuster américain qu’un film d’auteur français ou un film de festival. Après ce qui m’intéresse c’est de faire le grand saut d’un film à un autre. Moi, personnellement, ça m’intéresse depuis toujours. C’est ça qui est le plus passionnant dans la cinéphilie en fait. C’est d’aller par exemple sur un film grand public d’un réalisateur américain, puis sur un film plus confidentiel français ou européen. On est vraiment là-dessus.

Ton regard sur la production actuelle, qu’elle soit française ou internationale ?

Je ne suis pas du tout du genre « C’était mieux avant… ». Il y a toujours beaucoup de films passionnants. Ce qui est compliqué pour le spectateur, le cinéphile, c’est qu’il y a peut-être un trop-plein de propositions. C’est comme quand on va dans un festival. Là je reviens de Berlin. Il y a 5, 6, 7 sections…On ne sait même plus ce qu’il y a…Tu as des choses bien, d’autre moins bien…Tu as besoin d’être guidé. Tu as un flux général, après je pense qu’il y a de sauteurs passionnants dans le cinéma français, dans le cinéma américain, asiatique. Il y a peut-être moins de défrichage et de renouvellement qu’autrefois. Mais on a encore heureusement des cinéastes. 

Quand il y a dans la même période un Clint Eastwood et un Todd Haynes, tu es excité par l’actualité du cinéma contemporain. Evidemment quand on regarde la décennie des années 70, où  il y avait chef d’œuvre sur chef d’œuvre, les années 2020 ou 2010 peuvent paraître plus faibles. Mais on n’a pas le recul. Aujourd’hui, il y a un culte absolu des années 80. Si on prend plein d‘auteurs qui étaient mal aimés comme Carpenter, De Palma ou Argento, aujourd’hui, ils sont complètement établis. Mais il y a trente ou quarante ans, quand on a sorti Scarface en salles, on nous a dit « c’est du patrimoine ? C’est récent, c’est pas bon… ». Mais aujourd’hui, on peut ne pas aimer, mais ça fait partie de l’histoire du cinéma et c’est vrai que c’est un grand film.

Je pense que le  recul du temps est nécessaire et qu’on dira peut-être dans un temps que 2010 était une décennie formidable, par rapport à ce qu’il y aura en 2030 ou 2040. C’est vrai que c’est assez sidérant de voir qu’un cinéaste comme Spielberg, ou Zemeckis ou d’autres cinéastes, que ma génération aimait beaucoup mais qui n’étaient pas établis, étaient critiqués hier, parce que ce n’était pas de bon ton et que ça représentait l’impérialisme américain. Alors qu’aujourd’hui un Spielberg est considéré comme un grand auteur.

C’est toujours intéressant de voir comment l’histoire du cinéma est mouvante constamment. Et comment on réalise parfois, à tort ou à raison, que certains ont été surestimés à un moment et qu’ils n’ont pas confirmé les espoirs, qu’ils ont déçu. Cette histoire permanente du cinéma entre hier, aujourd’hui et demain, je la trouve passionnante parce qu’elle bouge constamment. Comme les goûts de la cinéphilie qui bougent constamment aussi. Il y a des courants qui existent à un moment donné, comme le cinéma de Hong Kong quand il était formidable, le cinéma japonais, liés à la création  et à l’actualité du moment. C’est vrai qu’il y a le recul qui est important. Il y a toujours heureusement de grands cinéastes, de grands noms. Peut-être pas autant qu’il y a trente ans. Mais différemment.

Quels sont pour toi, dans les sorties actuelles ou récentes, les classiques de demain ?

Je pourrais répondre et donner des titres. Mais ce qui me gêne aujourd’hui, c’est qu’un film est culte avant même d’être sorti. Un film est déjà un classique. On sort des Director’s cut seulement un mois, ou deux mois après la sortie du film. Par exemple Midsommar, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, il y a une version director’s cut qui sort deux mois après. Parasite, il y a une version noir et blanc. Il n’y a plus de temps au temps. C’est parce que c’est l’époque où tout est culte immédiatement. Je trouve intéressant qu’à un certain moment un film existe sur la durée et que ce soit moins « jetable» et qu’on se dise le film existe comme tel. Et dans quelques années, un cinéaste va se repencher sur son œuvre et en faire une director’s cut parce qu’il n’était pas complètement satisfait. 

Aujourd’hui, on a l’impression que, comme il faut créer l’événement constamment, on va rajouter cinq minutes par ci, cinq minutes par là et qu’il n’y a plus le recul du temps. Je trouve ça un peu gênant cinéphiliquement et philosophiquement. Après, pourquoi pas si ça intéresse et si c’est comme ça que fonctionne la nouvelle génération. Mais je trouve ça dommage. Des cinéastes comme Cimino, Coppola et d’autres sont revenus sur leurs films mais tous les dix ans, tous les vingt ans mais pas au bout de trois mois. Je vais prendre un bon exemple : Donnie Darko, qu’on a sorti l’an dernier, qui est devenu culte au fur et à mesure, on le ressort, il a dix huit ans d’âge. Quand je l’ai vu à l’époque, j’avais bien aimé mais je l’avais vu parmi beaucoup d’autres films et c’était pour moi un film comme tant d’autres.. J’avais trouvé le film bien.

Après ça dépend à quel moment de sa vie on le regarde. Et tout ce qui existe autour. A l’époque je n’avais pas trouvé que c’était un chef d’œuvre ou un film extraordinaire. Après c’est en le revoyant plus récemment et en me disant, il y a quelque chose à faire pour le faire exister auprès des nouvelles générations, que j’ai trouvé que le film avait mûri avec le temps. Qu’il était devenu encore meilleur qu’i n’était à l’époque. Par rapport à ce qu’il disait, par rapport à la façon dont il le montrait. Mais quand je l’ai vu à l’époque, je ne me suis pas dit, c’est un film que je vais ressortir dans vingt ans.

Je pense que tout ça doit venir un peu naturellement. Les films doivent devenir cultes avec le temps. Et à ce moment-là on peut se dire, tiens on va les ressortir. Si on commence à se poser la question maintenant… Je ne me pose jamais la question à la première vision d’un film.

Cette tendance qu’on a à être toujours dans l’accélération, dans la vitesse, c’est lié à quoi à ton avis ? Les réseaux sociaux ? A l’époque ?

Oui, un peu à l’époque. Il y beaucoup d’impatience pour tout le monde. Il faut aller de plus en plus vite. Et il y a une sorte de peur du vide. A l’époque où le DVD est apparu, c’est à ce moment-là que beaucoup de cinéastes se sont dit : je vais pouvoir sortir le film dans telle édition – Ridley Scott était un peu le spécialiste pour ce genre de chose. De faire la version cinéma et la version director’s cut. C’est peut-être lié à ça, ou à l’évolution des supports, de la façon de voir des films. Ou à la demande de contenus. Peut-être de l’air du temps. D’une certaine manière tout s’accélère. Au bout de quelques années, un film peut vite apparaître très vieux dans l’esprit des gens.

Il y a quelques mois, Jean Douchet est décédé. On peut dire qu’il était une sorte de passeur. Il a contribué une transmission incroyable. Non seulement, il avait une connaissance incroyable mais en plus il allait à la rencontre du public.

Oui, constamment. Il était proche des gens.

Est-ce que tu considères qu’il y a encore beaucoup de passeurs du même niveau ?

Oui, je pense qu’il y en a. Après je pense que ce sont des générations et des personnalités…Je pense que tout le monde est remplaçable, mais certains ne le sont pas. Jean Douchet ou Pierre Rissient, qui étaient dans des axes différents mais des vrais passeurs, qui transmettaient la passion, la découverte, des gens comme ça il y en a d’autres mais ce ne sera jamais la même chose.  Parce qu’il y a des choses qui évoluent. Il y a aussi une culture, une génération. Quelqu’un comme Jean Douchet intègre le cinéma dans l’art en général, le liant à l’architecture, à la peinture, à la photographie…

Aujourd’hui, j’ai l’impression que la nouvelle cinéphilie, moi y compris, on est plus spécialiste dans un domaine et on inspecte beaucoup moins l’art. On a beaucoup moins de connaissances sur la littérature, sur la peinture. Cette passerelle entre tous les arts ou même l ’Histoire avec un grand H, c’est plus cette génération qui l’avait. C’est mon sentiment. Après, tout évolue. Il y a encore plein de passeurs aujourd’hui. Que ce soit des historiens, des professeurs, des journalistes. Il n’aime pas le mot, mais quelqu’un comme Nicolas Saada, je trouve que c’est un formidable passeur. Il fait découvrir des films que tu n’as pas forcément vus et il te les fait aimer par la manière dont il en parle. Il te rend curieux. Et c’est ça le côté passeur.

Des éditeurs et des distributeurs, d’une certaine manière sont aussi des passeurs dans la cinéphilie. Des cinémas, des cinémathèques, des festivals. Ce passage il doit continuer. Mais cette force de transmission est peut-être moins forte qu’avec des gens comme Jean Douchet ou Pierre Rissient. Ce sont des personnes qui nous manquent, à  titre personnel et puis dans la cinéphilie. Parce que le nombre de cinéphiles qui ont grandi et qui ont vu le cinéma différent via ces personnes-là ça représente beaucoup de gens. Après il faut espérer, et je le pense, qu’il y a d’autres générations et d ‘autres passeurs, mais c’est différent. Comme la cinéphilie est différente aussi.

Ça fait des années qu’on annonce la mort du support physique. Est-ce que tu restes optimiste par rapport à son avenir.

Je reste optimiste sur la cinéphilie en général, tous supports et tous médias confondus. Depuis que j’ai démarré Carlotta et, même bien avant, on nous dit que le cinéma est mort, que la salle de cinéma c’est mort. Pareil pour le DVD et maintenant le Blu-Ray, on nous dit que le marché n’est plus le même qu’il y a dix ans. Mais il est loin d‘être mort. Il y a toujours un intérêt de cinéphiles, de consommateurs. De découvrir un film, de l’acheter, de le posséder. D’être collectionneur. Il y a beaucoup de dématérialisés.

J’ai le sentiment que tout ça doit aller ensemble et pas contre. Les spectateurs, les gens qui aiment la culture, peuvent aller au cinéma, voir également les films en vidéo, en dématérialisé, à la télévision. Tout ça c’est des passerelles. Après selon l’âge que tu as, ta consommation, ta vie personnelle, tu vas peut-être à un moment donné privilégier telle ou telle manière. Ce qu’on a fait avec Carlotta, c’est de travailler chaque média, les uns avec les autres. Notre but c’est que tous ces médias trouvent leurs publics qui peuvent être communs ou différents.

Je crois en un fort développement de la cinéphilie. On peut aller chercher de nouveaux publics. Le DVD, le Blu-ray, surtout pour le cinéma de patrimoine, sont traités plus que jamais comme un objet. Avec par exemple un livre. C’est aussi quelque chose d’incomparable. Un coffret Ozu, on a plutôt envie de l’avoir en Blu-Ray que sur son disque dur. Comme on a envie d’avoir un beau livre ou un livre de La Pléiade.

Tu parlais par rapport à Jean Douchet de passerelles entre le cinéma et d’autres formes artistiques ou la littérature. Y-a-t-il d’autres formes d’expressions artistiques pour lesquelles tu as une grande passion ?

Quand tu baignes dans l’art, tu adores l’art. Quand tu vas voir une exposition au Louvre, au Musée D’Orsay, tu es baigné de culture. Ca te fait un bien fou. La culture te fait un bien fou et tu t’imprègnes de ça. Ma sensibilité première est vraiment sur le cinéma, c’est l’art que je préfère, mais j’adore aussi évidemment le théâtre, les arts contemporains, la peinture, l’architecture. Et puis, surtout, on s’aperçoit que tout ça se mélange beaucoup. L’image imprègne tous les arts aujourd’hui. On voit de plus en plus de mises-en-scènes qui intègrent des vidéos, des pièces qui sont des adaptations de films. Et pas seulement des shows à Broadway, mais des films comme Fanny et Alexandre de Bergman  ou Un conte de Noël de Desplechin. Le cinéma est parfois banalisé mais il imprègne toutes les formes d’art. La littérature m’intéresse aussi beaucoup. On ne peut bien sûr pas tout faire. Mais tout m’intéresse.

Quel est le dernier film qui t’ait marqué récemment.

Pour moi dans les films de l’année dernière et qui sont de très grands films, il y a Le Traître de Bellocchio, qui est un film incroyable. En plus, c’est un réalisateur de plus de quatre-vingts ans qui fait un film que pourrait faire un jeune cinéaste. Ce n’est pas parce que c’est de Bellocchio, un grand nom. Non, c’est parce qu’il fait un film de jeune qui parle de son époque. Ce qui n’est pas évident et ce qui est plus fort que beaucoup de films de cinéastes plus jeunes. Et pour le cinéma français, j’avais adoré le film de Christophe Honoré, Chambre 212,  que je trouve très audacieux, émouvant, touchant, passionnant. 

Voici deux exemples, parmi tant d’autres ce sont deux films qui se voient comme de purs plaisirs cinématographiques, comme de purs bonheurs. Et en même temps qui travaillent la matière cinéma de  manière extrêmement stimulantes et pour lesquels tu te dis : tiens ça, je ne l’ai pas forcément vu ailleurs. Ou Uncut Gems des frères Safdie, même s’il n’est pas sorti par la salle en France. Ce film irrite beaucoup de gens, mais beaucoup d’autres l’adorent. Beaucoup de choses ont déjà été faites. Mais quand tu vois Uncut Gems, il y a quelque chose que je ne vois pas ailleurs, qui me stimule et qui m’étonne.


Propos recueillis et édités par Eric Fontaine pour Le Bleu du Miroir


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