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DANIELLE LESSOVITZ | Interview

Ce fut l’une des présentations les plus festives de la 72e édition du festival de Cannes. Peu avant la sortie en salle du film, nous avons rencontré les deux figures essentielles de Port authority, l’actrice Leyna Bloom et la réalisatrice Danielle Lessovitz. Entretien avec une cinéaste déjà engagée qui aspire à filmer encore les « invisibles » du cinéma américain… 


Port Authority est votre premier long-métrage en temps que réalisatrice. Maintenant qu’il est terminé, qu’il a été vu en festival, et que sa sortie officielle est arrivée, pensez-vous qu’il est conforme à ce que vous en espériez, conforme aux espoirs que vous placiez en lui ?

Danielle Lessovitz : Quand on rêve de quelque chose, c’est un produit de votre imagination, et il y a une forme de pureté là dedans, on contrôle la forme et on modèle l’idée comme on le souhaite. Dans un film, on essaie de retrouver le cœur et l’âme de cette imagination, en utilisant le monde réel, dans de vrais lieux avec de vraies personnes. Tout ceci avec les contraintes d’un plateau de tournage. Ce que je peux dire de ce film c’est qu’il est humain. Il est différent de ce que j’avais imaginé, mais cette différence est justement ce qui le rend humain. Je pense que tout cinéaste dirait la même chose, je reconnais l’essence de ce que je voulais faire, mais je vois aussi des erreurs qui nous ont amenés vers quelque chose de plus intéressant que ce que j’avais prévu à l’origine. C’est un premier film, il y a donc beaucoup de cœur en lui, mais peu d’expérience par contre. Par le biais du film, je visualise à quels endroits je veux progresser en tant que cinéaste, ce qui est une grande aide.

Que connaissiez-vous de cet univers du ballroom avant de commencer ce projet ?

Je connaissais le ballroom grâce au documentaire Paris is burning de Jennie Livingston (1990) découvert quand j’étais à l’école de cinéma de NYU. Je l’avais énormément aimé, et j’avais fait des recherches à son sujet. Au moment du tournage de ce film, c’était un mouvement très underground mais extrêmement vivant et dynamique. Toute cette énergie fait qu’il était évident que cela allait devenir plus présent et visible dans les medias et la scène traditionnelle. Pendant un an je suis allé dans des ballrooms juste pour le plaisir, et seulement ensuite je me suis mise à écrire le scénario de ce film.

Je voulais faire un film qui parle avant tout de tolérance.

La première Cannoise a été assez mémorable avec ce membre du casting qui est apparu sur la scène pour danser pendant le générique de fin.

Je crois que nous avons décider de faire ça la nuit avant cette projection. Un de mes amis, Vladimir de Fontenay, réalisateur de Mobile homes que j’ai co-écrit, a mentionné qu’il serait une bonne idée de faire quelque chose comme ça. J’y ai un peu réfléchi, j’en ai parlé aux producteurs du film, et on s’est rendu compte que c’était absolument parfait. C’est une forme de transcendance qui nous permet d’être à nouveau avec Tikey et Devon, et oui j’aimerais que ce moment puisse être vécu avant chaque projection. C’était un moment merveilleux à vivre.

Je sais que beaucoup de gens auraient voulu qu’il y ait plus de danse dans le film, mais moi je voulais une histoire d’amour qui se passe dans le monde. Je suis un peu partagée sur tout ça. Je pense que si cette culture-là vous attire vraiment, c’est une réussite pour moi, et pourquoi pas aller dans une ballroom pour assister au travail magnifique de ces personnes. Je ne sais pas si j’ai pris la bonne décision à ce sujet, c’est aussi pour cela que c’était important d’avoir Tikey au final.

Pour une fois, concentrons nous sur la joie, que le public d’une façon plus large voit que les personnes trans sont aussi ça.

Si j’ai bien compris le documentaire a été un angle important dans vos études de cinéma, avez-vous pensé à cela avant de décider de faire une fiction de cette histoire ?

J’ai étudié le documentaire à NYU et j’aime le réalisme qui s’en dégage mais j’avais besoin d’une forme narrative où je puisse contrôler tout avec précision tout en laissant de la place à l’improvisation et que ces personnages puissent exister librement. Il fallait une colonne vertébrale pour cette histoire et ensuite la laisser prendre vie, ce qui donne ce sentiment proche du documentaire.

Port authority
Pourquoi avoir choisi comme protagoniste principal un homme blanc, cisgenre et hétérosexuel ?

Je voulais faire un film qui parle avant tout de tolérance, avec profondeur. Oui, ces personnages sont très éloignés sur le papier mais ils ont également énormément de points communs : ils ont tous les deux été abandonnés très jeunes et ont du lutter pour trouver un endroit où il seraient enfin acceptés et aimés.

À l’origine, Paul était écrit comme un homme blanc, mais nous avons décidé d’ouvrir le casting à tout le monde sans restrictions ethniques. Je voulais avant tout que celui qui jouerait le personnage soit le meilleur possible, j’aurais pu adapter le script à l’acteur quelque soit son apparence. C’est un long processus pour en arriver là. J’aime qu’il soit blanc et cisgenre, car souvent dans le cinéma indépendant américain, on voit une personne issue des minorités qui se bat pour intégrer la norme et la majorité. Ici c’est l’opposé, un membre issu de la classe dominante essaye d’intégrer une minorité. Et la raison pour laquelle on en arrive là c’est que pour lui la caste dominante le rejette et ne lui procure pas ce dont il a besoin pour s’épanouir. Cette culture minoritaire a trouvé un moyen de les honorer émotionnellement, de les mettre en valeur d’une façon dont la société dominante est incapable.

Il y a beaucoup de représentations des personnes trans aujourd’hui. Ces personnes doivent gérer beaucoup de souffrances et de rejets qui ont jalonné toute leur vie. Je voulais que tous ces sentiments là, ces fardeaux, soient placés sur les épaules de quelqu’un d’autre. Mais aussi créer l’histoire d’une magnifique femme trans, pleine de vie, de joie et de force, qui ne soit pas une prostituée, et qui soit aimée et adorée par ses proches. C’est ce type de représentation qui manque à l’heure actuelle, il faut que les personnes trans puissent avoir cette image positive et pas juste la douleur de leur quotidien. Pour une fois concentrons nous sur la joie, que le public d’une façon plus large voit que les personnes trans sont aussi ça. Ce jeune homme veut les aimer mais ne s’autorise pas encore à le faire.

Souvent dans le cinéma indépendant américain, on voit une personne issue des minorités qui se bat pour intégrer la norme et la majorité. Ici c’est l’opposé, un membre issu de la classe dominante essaye d’intégrer une minorité.

Vous avez une connexion avec la France, par le biais de Vladimir de Fontenay avec lequel vous avez collaboré, mais aussi par le biais de votre productrice française. Pouvez-vous nous en parler ?

Je crois que pour moi Truffaut est une figure paternelle. Je n’ai pas été élevée par mon père, et quand j’étais triste, heureuse ou autre, c’était ses films que je regardais. Cela a ouvert pour moi une porte vers beaucoup de films français, comme les films de Michel Audiard. La sophistication de ce cinéma était quelque chose que je ne retrouvais pas dans le cinéma étasunien. C’était donc assez naturel pour moi de creuser tout ça quand j’ai commencé mon école de cinéma. Mon envie de devenir cinéaste vient de cet amour pour le cinéma français. Je n’ai pas fait mon film en France, mais comme vous l’avez dit, je l’ai fait avec l’aide de producteurs français, et même si je suis américaine et que le film a été tourné aux États-Unis, il est pour moi aussi quelque part un film français, même si ça peut paraître un peu présomptueux.

Paul B. Preciado, un philosophe espagnol, parle de « fictions politiques » au sujet des identités de genre, est-ce dans cet esprit que vous avez écrit vos personnages ?

Oui, en effet, nos identités sont des histoires que nous nous racontons pour nous protéger. A un certain niveau ce sont des fictions en effet. Cela peut permettre de réécrire nos propres histoires et devenir quelque chose de plus grand et d’aller vers l’inconnu, en dehors des normes et de ce qu’on pense être. C’est à Deauville que je me suis vraiment rendu compte de l’impact politique du film quand on m’a dit qu’il était le bienvenu. Tous les commentaires agressifs et négatifs m’étaient passés au dessus jusque là.

Il y a tellement d’histoires non racontées, sur des personnages « invisibilisés ».

Habitant à New-York, qui est une sorte de bulle protectrice, je ne me rendais pas trop compte de tout ça. Je réalise que le film touche à un sujet qui reste vraiment tabou. Donc oui c’est une déclaration politique à n’en pas douter. Alors que, rendez vous compte, c’est juste une histoire d’amour quoi ! Pourtant c’est une histoire que beaucoup n’aimeraient pas voir exister. Mais cette histoire existe bel et bien et pour cette raison il faut pouvoir la montrer. Il faut pouvoir confronter ce regard à tous ceux et celles qui n’en veulent pas.

Je doute que mon film aurait été sélectionné dans un grand festival comme Cannes il y a encore 4 ou 5 ans. Il y a très peu d’exemples de films où le « female gaze » est présent, on manque donc encore de recul et de nuances pour vraiment le mesurer. Mais si les critiques, producteurs et acteurs de cet univers cinématographique restent tous des hommes, cela ne pourra évoluer. Il y a tellement d’histoires non racontées, sur des personnages « invisibilisés ». Je ne peux pas parler du film que je vais faire après celui là, mais j’ai clairement envie de continuer dans cette voie pour parler de ces personnes, que ce soit politique ou pas.


Propos recueillis et traduits par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir



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