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LEYNA BLOOM | Interview

Ce fut l’une des présentations les plus chaleureuses de la dernière édition du festival de Cannes. Peu avant la sortie en salle du film, nous avons rencontré les deux figures essentielles de Port authority, l’actrice et danseuse Leyna Bloom juste avant la réalisatrice Danielle Lessovitz. Premier entretien avec la comédienne qui raconte son parcours personnel et professionnel et se confesse sur ce que signifie être une actrice transgenre en 2019.


Quand le film a été présenté à Cannes, un des acteurs a couru sur scène à la toute fin du film pour « voguer » et danser sur scène. Était-ce planifié ou totalement improvisé ?

Leyna Bloom : C’était prévu oui je pense, mais quand il est question de la communauté du « ballroom », il ne faut pas oublier qu’il est question d’énergie pure. Vous avez du remarquer que, dans le film, un des personnages disparaît et on ne sait pas ce qu’il advient de lui. C’était important de montrer au public qu’il était toujours vivant, et qu’il était avec nous ce soir là. C’est un symbole qui veut dire que peu importe la haine que la société a pour nous, même si elle nous veut morts, cela nous rend plus fort.

C’est un incroyable personnage, il est comme le lapin blanc d’Alice au pays des Merveilles, c’est lui qui nous introduit dans cet univers du « ballroom ». De finir le film de cette façon avec lui c’était extrêmement émouvant.

LB : Oui, cela a eu le même impact pour moi également, car je ne savais ce qu’il allait faire. Je savais qu’il préparait quelque chose, mais cela est resté un plaisir de découvrir ça, comme pour le public. Cela leur a permis de découvrir un petit échantillon de ce que c’est que cet univers inconnu, c’est là, droit en face de vous pour la première fois, sur le grand écran, mais également sur la scène.

Leyna, vous êtes danseuse depuis l’enfance, cela a toujours été un soutien pour vous, mais quelle est votre relation avec le cinéma, vous qui débutez avec un grand rôle dans un long-métrage ?

LB : Comme pour tout le monde, vous désirez quelque chose de tout votre cœur, vous réussissez à l’avoir et il devient une partie intégrante de qui vous êtes. La connexion qui s’est opérée avec toutes ces idées est comme un puzzle qui se compose et dont chaque pièce a du sens. Même si en grandissant il est évident que je ne pouvais pas me reconnaître dans les personnages de fiction traditionnels. Il n’y avait personne, ni au cinéma ni à la télévision, qui me ressemble. C’est pour moi l’opportunité de réunir tous les éléments du puzzle de mon enfance et de les utiliser en tant qu’actrice. C’est comme une révélation pour moi, je sais que c’est ce que j’ai envie de faire de ma vie. Je n’avais jamais imaginé en grandissant que ce pourrait être moi à l’écran quand je regardais des films. Et pourtant cela est vraiment en train de se passer, et il faut assumer ça. Mais aussi extraordinaire que ce soit, je sais qu’il y a beaucoup de travail encore à faire, car ce film est unique. Il faut que je sois sûre que ce cadeau qui m’a été donné soit transmis à d’autres comme moi, que ça ne s’arrête pas là.

N’était-ce pas étrange que le personnage principal soit si proche de vous, son histoire est la votre à peu de choses près, mais qu’il soit joué par un homme blanc cis et hétérosexuel ?

LB : Oui la seule chose qui nous différencie c’est la façon dont nous avons été élevés. A la fin de la journée, les connexions humaines sont absolument partout, nous sommes tous connectés les uns aux autres, quelles que soient nos formes respectives. Je pense donc que quand Paul rencontre mon personnage, la seule chose qu’il se dit c’est que cette personne est belle, différente, et qu’elle lui faisait ressentir quelque chose de fort. Et également qu’elle lui donnait le sentiment d’être une meilleure personne, et tout ça est une grande source d’inspiration. La société est très figée, verrouillée, on ne peut pas dépasser certaines limites.

Quand il apprend que je suis transgenre, le rêve s’arrête pour lui, parce que la société reprend le contrôle et lui dit non, tu ne peux pas faire ça. Alors qu’elle lui rappelle que ce qui se passe est réel, que c’est la première fois qu’une telle chose se produit pour elle. Wye lui fait se sentir si vivant, donc pourquoi devrait-il se sentir aussi mal ? Quelques temps après il se rend compte qu’il ne peut penser comme ça, qu’il doit croire dans la vérité de ses sentiments. Je pense qu’on passe tous à un moment dans nos vies par une phase où on se sent empêché par la société de se comporter comme on le souhaite. C’est là qu’il faut prendre confiance en soi et croire en qui l’on est, et ne pas écouter les paroles de gens qui n’ont aucune idée de qui nous sommes vraiment.

Il a fallu que je rencontre des personnes qui me ressemblent pour me sentir acceptée.

C’est pour cela que Wye ne dit pas tout de suite à Paul qu’elle est transgenre, car tout ce qui compte au fond c’est cette connexion entre eux dont vous parlez.

LB : Absolument, pour moi cette interaction est ce qu’il y a de plus authentique. Les gens que je rencontre dans mon travail, dans ma vie amoureuse, sont tous très enthousiastes à mon égard, ils me trouvent géniale, intelligente, différente, et dès qu’ils comprennent que je suis trans ils passent leur chemin. C’est quelque chose qui se reproduit souvent, dès qu’on rencontre quelqu’un qui est trop différent de la norme. On reçoit toutes ces énergies pendant des années jusqu’au point où on ne peut plus le supporter. Il devient nécessaire de ne vivre que pour soi, commencer vraiment sa vie, et dès lors on peut voir la couleur des choses avec plus de clarté. On est beaucoup plus heureux car on se voit différemment, sous un autre jour. Nous sommes différents, mais nous avons le droit de l’être, et tous ceux qui ne veulent pas l’entendre n’ont rien à faire dans nos vies.

La famille est un thème central du film, pensez-vous qu’il est important de créer ses propres structures familiales, surtout quand les structures traditionnelles ont disparu ?

LB : Oui, vous savez, il existe tellement de formes de familles différentes, il y a celle qu’on forme avec ses amis, mais aussi avec ses collègues de travail, et c’est pourquoi parfois il faut choisir sa propre famille, qui peut aussi vous choisir elle-même. La famille biologique n’est pas la seule possibilité, car beaucoup de gens n’ont pas ces structures là. Les personnages du film ont été rejeté par leur famille traditionnelle, et ils se sont trouvés malgré tout. C’est ça pour moi que représente le vrai sens d’une famille, des gens qui me comprennent, m’acceptent et me guident pour devenir la personne la plus authentique possible. 

Je pense que les femmes sont les vraies guerrières de notre société.

En ce qui me concerne, j’ai eu la chance d’avoir un père qui soit à mes cotés et me supporte énormément, mais, malgré tout, dès que je mettais le pied dehors dans l’espace public, je me sentais déconnectée de la foule. Il a fallu que je rencontre des personnes qui me ressemblent pour me sentir acceptée. Pour moi, la famille est définie par ce qui se passe dans nos esprits, pas une chose uniquement définie par la tradition et les règles sociales.

Cette année, le festival de Cannes a vu Mati Diop devenir la première réalisatrice noire à gagner un prix majeur en compétition officielle, de même que Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Avec le très bon accueil de Port Authority également, pensez-vous que cela sont des signes d’une évolution et d’une acceptation de ces messages politiques importants ?

LB : Je pense que les femmes sont les vraies guerrières de notre société. Elles sont élevées pour protéger tout le monde, même si elles ne sont pas protégées en retour. Elles doivent s’occuper de leur famille, de leur mari, du ménage, de la cuisine etc. Dans l’Histoire récente, les femmes ont lutté pour le droit à l’égalité, pour le droit de vote, d’être payées de la même façon que les hommes, et qu’on respecte leur droit à disposer de leur corps comme elles le souhaitent. À l’heure actuelle, les médias et la pop culture ont pris une place fondamentale. Je pense que pendant longtemps l’esprit et le génie des femmes n’étaient pas respectés. Vous savez, une femme pouvait être la productrice, ou la scénariste, mais il fallait que le film soit dirigé par un homme, et c’est lui qui devait valider le tout. C’est pourquoi il y a autant de réalisateurs hommes. 

Leyna Bloom au festival de Cannes
Danielle est une fantastique femme qui a écrit un très bon scénario, et l’a réalisé avec brio, mais l’approbation doit encore venir des hommes qui contrôlent les finances du projet. C’est encore ce qu’il faut pour que tout soit légitime, il y a ce besoin de validation final masculin. Je pense que nous sommes au début d’une nouvelle ère, et nous avons attendu depuis si longtemps qu’une femme puisse réaliser un film comme celui-là, joué par une femme trans, produit par une personne trans, et que des personnes comme nous puissent prétendre s’asseoir à la table de ce monde là. Nous pouvons enfin profiter des fruits de notre dur travail. Mais on peut se demander malgré tout pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? Pourquoi a-t-il fallu attendre plus de 70 ans pour avoir une femme trans en sélection officielle à Cannes alors que les femmes transgenres ont toujours existé dans l’Histoire ?

Donc je pense que nous sommes aujourd’hui dans un moment où les réseaux sociaux, la politique, la religion changent, et où les anciennes traditions et ceux qui les incarnent, disparaissent peu à peu. Nous progressons, pas à pas, étape par étape, et jour après jour. Il est important de briser les carcans de genre et de dire ce n’est pas un problème pour un homme d’être sensible, et de la même façon les femmes doivent pouvoir accepter leur masculinité. Je suis une femme trans et je rappelle que ma propre transition est celle vécue par tous les êtres humains. Quand vous êtes adolescents, vous avez votre propre moment de transition aussi. C’est ce qui a fait de vous un adolescent puis un adulte. Ce qui est perturbant c’est que tout chez moi est désormais scruté, la façon dont je parle, je bouge, ce nouvel éclairage est étrange.

Si des femmes cis sont engagées pour jouer des rôles de femmes trans, comme ce fut le cas par le passé, alors des femmes trans devraient elles aussi se voir offrir des rôles de femmes cis.

Béatrice Dalle, une actrice française, dit que quand elle joue elle reste toujours elle-même. Pourriez-vous jouer un rôle qui serait complètement différent de qui vous êtes ?

LB : Cela dépend vraiment des personnes. Moi, j’ai heurté les rapports traditionnels de la société avec la norme. C’est un challenge pour moi d’être dans un lieu public, car la société ne veut pas de moi dans ces espaces là. M’adapter à mon environnement, que ce soit dans la vie ou comme actrice, c’est comme une seconde nature pour moi. Pour être respectée comme artiste, je suis obligée de me lancer des défis nouveaux, et oui peut-être que cela passe par des rôles où la question du genre ne sera pas au centre de l’histoire.

Mais je pense que si des femmes cis sont engagées pour jouer des rôles de femmes trans, comme ce fut le cas par le passé, alors des femmes trans devraient elles aussi se voir offrir des rôles de femmes cis. C’est par ce biais qu’il y aurait une forme d’équilibre et de respect. Mais je pense que la société n’est pas prête pour ça. Quand je me présente et que je dis que je suis trans, bien souvent on ne veut pas de moi pour un rôle classique. Il faut constamment séparer les gens, et peu importe que vous soyez féminine, sensuelle, vous ne serez jamais une femme à leurs yeux. 

Il faut que je sois dix fois plus femme que les autres, car le rejet de la société me force à être pleinement consciente de ma féminité, à posséder mon corps complètement. Les femmes cis n’ont pas besoin de faire cet effort car leur féminité leur a été attribuée à la naissance. Chaque journée qui passe est comme un pas dans la bonne direction. J’ai envie d’être une actrice complète, j’ai envie par exemple de jouer dans un James Bond, j’ai envie de jouer Cléopâtre, et j’ai envie qu’on me choisisse pour ces rôles et les jouer non pas en fonction de mon genre mais pour mon talent. La plupart des offres et opportunités qu’on me propose détaillent le personnage sans qu’il soit fait mention de son genre, est-ce qu’elle est cis ou pas, et ça me plaît. Malgré tout j’ai eu entre les mains un script où il était écrit noir sur blanc que l’actrice devait être une femme « biologique ». Ce n’est plus de la comédie, comment peut-on écrire une chose pareille ? C’est comme si on bâtissait un mur empêchant des personnes de talent de jouer ce rôle. En tout cas cette question continue de me hanter régulièrement.


Propos recueillis, traduits et édités par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir



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