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MEKTOUB MY LOVE | Kechiche, orfèvre de la temporalité et du fantasme

Abdellatif Kechiche est un cinéaste de l’immersion. En une scène de dialogue anodin du quotidien, il peut vous emporter pour ne plus vous lâcher trois heures durant. Ces personnages que vous ne connaissez pas, avec qui vous n’avez potentiellement rien en commun, il les fait vôtres.

Amoureux des longues focales, Kechiche laisse vivre ses acteurs mais est en fait au plus près d’eux pour, une fois de plus, en tirer des prestations d’un naturel sidérant. On assiste ainsi à la découverte de nouveaux talents, parmi lesquels notamment le subtil Shaïn Boumedine et la pétillante Ophélie Bau. Magicien du montage aux coupes invisibles, Kechiche sait aussi donner une fluidité déconcertante à ses séquences, qui allient un réalisme extraordinaire proche du documentaire, tout en orientant insidieusement le regard du spectateur à travers des plans savamment choisis. Mais Kechiche est surtout un orfèvre dans la gestion de la temporalité cinématographique. Il y a bien sûr ces trois heures qui passent comme une lettre à la poste, mais surtout cette capacité à pouvoir étirer à l’infini une scène, puis enchaîner sur une ellipse d’une semaine comme si de rien n’était. Dans sa structure même, Mektoub my love : Canto uno fait preuve d’une étonnante gestion temporelle avec ses presque trois heures de développement et sa conclusion de quelques petites minutes vous faisant redéfinir totalement le film, qui devient ainsi une simple introduction, une porte qui s’ouvre vers une suite emplie de mystère dans laquelle on voudrait plonger aussitôt sorti de la salle. Ce parti-pris audacieux est cependant à double tranchant, car le Canto dos devra être à la hauteur des attentes, puisqu’il s’avère en effet impossible de juger définitivement ce premier opus sans en connaître la suite.

Désir et séduction

Car Mektoub my love : Canto uno est un film difficile à appréhender. Si on se laisser facilement porter par l’ambiance du film, il est plus complexe d’en définir exactement les tenants et aboutissants. On pourrait être tenté de n’y voir qu’une peinture de vacances estivales dans le sud de la France, dans les années 90 dominées par un vent de liberté sentimentale et de sensualité. Il y a de ça, mais ce serait un peu réducteur et, surtout, ce serait écarter trop facilement le personnage d’Amin, central dans la narration mais toujours à l’écart de l’effervescence ambiante. Troublant et énigmatique, il est à l’image du sentiment général qui se dégage de Mektoub my love dès sa première séquence, presque hitchcockienne, où l’on découvre le personnage principal, dont on ignore encore tout, en train d’espionner les ébats amoureux de ceux que l’on apprendra plus tard être son fantasme d’enfance et son cousin. On pense alors que le ton est donné et que Kechiche a de nouveau succombé à ses penchants voyeurs. Si ce n’est pas totalement faux compte tenu que le cinéaste a tendance à multiplier un peu trop souvent les plans gratuits sur les fesses de ses actrices, il se joue quand même beaucoup du spectateur dans cette première séquence, qui sera la seule et unique scène de sexe de tout le film. Il est bien évidemment beaucoup question de désir et de séduction dans Mektoub my love, mais l’acte sexuel reste, après cette introduction, de l’ordre du fantasme. Amin regarde les femmes mais ne les séduit jamais, ou plutôt ne les draguent pas, à l’inverse de ses cousins. Il ne succombe pas non plus quand une fille l’aborde. Il y a chez Amin un désir qui ne s’exprime pas de la même manière que chez ses amis, qui est réfractaire à l’effervescence de liberté sensuelle et sexuelle qui l’entoure.

Apprentissage de soi-même

Mektoub my love s’apparente alors à un film d’apprentissage, mais d’apprentissage de soi-même à un âge, le début de la vie d’adulte, où on doit trouver sa propre voie. Amin vient d’abandonner ses études de médecine, se rêve cinéaste et photographe. Il revient dans sa famille, le temps d’un été, et y voit un monde qui fut le sien le quitter peu à peu. Il est dans un entre-deux, encore présent mais déjà ailleurs. Au lieu d’aller draguer sur la plage, il s’enferme dans une chambre noire pour revivre avec nostalgie un amour passé à travers des photos prises quelques années plus tôt. Et il y a le désir chez Amin de conserver une part de ce passé, de l’emporter avec lui dans sa vie future, comme lorsqu’il veut sauvegarder le fantasme de son enfance en immortalisant le corps de son amie à travers des photos de nu.

Dès lors, la nouvelle voie qui guidera désormais la vie et le désir d’Amin se fera à travers l’art (nul besoin de développer la composante autobiographique évidente du film, Amin étant un double de Kechiche jeune), mais peut-être avant tout et surtout par l’amour. Un amour qui reste pendant presque trois heures toujours en arrière plan dans le vent de liberté sensuelle qui souffle sur Mektoub my love. On dit « je t’aime » lorsqu’on veut draguer une fille pour la mettre dans son lit. Lorsqu’on s’aime, on le vit comme une infidélité, en cachette. Et le seul personnage qui ose exprimer ses sentiments se sent obligé de s’écarter du groupe. C’est d’ailleurs cette fille exclue qu’Amin va retrouver au moment de prendre la route de son destin. À quelques minutes de la fin, c’est alors un vent romanesque d’amour qui semble désormais envahir l’écran. Et d’apparaître le titre dans lequel tout était déjà dit : Mektoub my love




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