LAND OF DREAMS
Simin enregistre les rêves des citoyens pour une agence de surveillance américaine. Un conte lynchien qui questionne la place des images et de la mémoire, écrit par Jean-Claude Carrière, récemment disparu, et réalisé par l’artiste Shirin Neshat.
Critique du film
La filmographie de Shirin Neshat, trois longs métrages en une décennie, résume bien mal la stature de l’immense artiste qu’elle représente. Iranienne exilée aux Etats-Unis depuis la fin des années 1970 et l’avènement de la république islamique dans son pays, elle s’est illustrée dans des travaux de photographe qui ont fait sa renommée dans le monde. Son regard a mis du temps à se porter sur son pays d’adoption, ce qu’elle fait ici dans Land of dreams, un film qui est le fruit d’une collaboration avec plusieurs personnes, dont le regretté Jean-Claude Carrière, l’une des plus belles plumes du cinéma français, compagnon de route notamment de Luis Bunuel.
Guy Gilles, dans les premiers instants de son sublime Absences répétées, déclamait par la voix de son personnage principal que la vie est un poème. Rarement un film de fiction aura aussi bien résumé cette axiome, cristallisant à la fois l’univers onirique de Carrière et le regard étranger de Shirin Neshat, interrogeant l’Amérique dans ses contradictions. Ce sont des portraits que nous dressent Simin, jeune iranienne immigrée avec sa famille aux Etats-Unis encore enfant. Sous le prétexte de représenter l’administration du recensement de la population, elle va interroger des familles sur leurs rêves. Elle les enregistre, pour ensuite les mettre en scène, imprimant les photos qu’elle a pris d’eux après ces courts récits.
Sous un prétexte fantastique sans grand intérêt, c’est une mosaïque foisonnante et passionnante, qui décline une galerie de visages qui sont autant de points de convergence avec le propre passé des iraniens que représente à sa manière Simin. Par petites touches disséminées au long du récit, on apprend quelques éléments de l’histoire de sa famille. Ici des photos d’enfance, là un père maoïste mort trop jeune, et un mur de photos représentant des oubliés, mort pour qu’advienne un régime totalitaire qui écrase les mémoires et les peuples. La perspective est dès lors saisissante : le fanatisme n’est pas que d’un bord, la cible facile du musulman, menace importée, mais bien dans tous les excès que les autrices du film pointent habilement de leurs doigts dans des scènes montrant un christianisme exalté, mais également haineux et homophobe.
Les scènes sont des petits bijoux d’écriture ourlées de finitions magnifiques comme cette première apparition d’Alan Vilain, nom éloquent, joué par un étonnant Matt Dillon qu’on croyait disparu des plateaux. Cliché vivant de l’américain moyen, il galvanise la scène par une blague au long court qui dynamite tout le sérieux cimentant la courte histoire de son pays par un délicieux humour absurde. Les lieux semblent à la fois représenter des territoires et des lieux communs de l’Amérique, les motels et diners mythiques de l’Americana, mais également opérer une fusion avec les étendues désertiques qu’on retrouve dans tant de films iraniens. Ce syncrétisme est d’autant plus fort qu’il est au service d’une critique acerbe de la radicalité qui a animé ce pays sous la présidence de Donald Trump, autre figure de la radicalité conservatrice.
Tous ces éléments qui traversent le film, comme la présence fugace d’une Isabella Rossellini hilare et presque virtuelle, ne font pas oublier la tonalité onirique et poétique qui est le véritable fil rouge de Land of dreams. Shirin Neshat et Shoja Azari, également co-scénariste, font s’entrechoquer les images et les mots, le farsi vibrant avec une tonalité si particulière, donnant une autre dimension aux révélations des participants aux questions de Simin. On remarque enfin que ceux-ci représentent toutes les strates de l’Amérique, du wasp aisé au white trash raciste, en passant par les populations victimes du développement de ce pays, comme cet artiste afro-américain clairvoyant, ou cette famille native-américaine qui refuse de se livrer à ces questions qui ne la concernent pas. Leurs rêves ne seront pas partagés avec ces personnes qui les ont colonisés, leurs mots resteront interdits à nos oreilles.
Land of dreams se conclue comme il avait commencé, une œuvre unique et composite, qui distille sa petite musique, entre dénonciation pamphlétaire et poésie presque lyrique exaltée par les grands espaces qui ont tant imprimé les pellicules du cinéma hollywoodien depuis son âge d’or, bien avant même que n’y surgisse la parole. Ce que tous les membres de cette troupe ont réussi à capter des deux mondes qui se rencontrent dans le film est prodigieux et inespéré, un geste rare, beau et doux à la fois.
Bande-annonce
(Prochainement)
De Shirin Neshat et Shoja Azari, avec Sheila Vand, Matt Dillon et Isabella Rossellini.