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L’ANTRE DE LA FOLIE

Pour retrouver un auteur de best-sellers d’épouvante brusquement disparu, John Trent, détective, va pénétrer dans l’univers romanesque et épouvantable de l’écrivain.

L’horreur à l’état pur.

Ce film de John Carpenter, l’un des maîtres (si ce n’est « Le » maître) du cinéma d’horreur américain, est sans doute l’un des plus grands sommets de l’horreur tout court. Plus précisément, il constitue l’une des plus belles incarnations cinématographiques d’une tradition horrifique qui n’a jamais su véritablement s’incarner ailleurs que dans la littérature. Cette tradition, c’est celle de l’écrivain américain H. P. Lovecraft, et, avant lui, celle d’écrivains comme Arthur Matchen (Le Grand Dieu Pan) ou de Robert W. Chambers (Le Roi en Jaune), et, avant eux, de bon nombre de croyances primitives. Elle repose sur une idée fondamentale, selon laquelle notre « monde » serait en fait régit par de très anciennes divinités, qui « chuchotent » et attendent dans le noir, depuis un temps infini. Leur « temps » n’a aucune commune mesure avec celui de l’humanité, voire avec l’infinité des divinités « traditionnelles ».

Apparus bien avant Dieu, Jupiter, Zeus ou les Titans, ces monstres sont consubstantiels du chaos, et n’ont besoin de presque rien pour se réveiller et reprendre leur « place ». Un sentiment d’immensité horrifiante, impossible à saisir dans sa totalité, mais néanmoins palpable, visqueuse, tentaculaire, que l’on ne peut appréhender que de façon détournée. Le regard de l’homme ne peut se saisir de cette horreur « sublime », à moins de renoncer à sa propre humanité, par la mort ou la folie furieuse.

Dans la Critique de la faculté de juger (1790), Kant décrit le concept de « sublime » comme un sentiment humain d’immensité, de disproportion, de démesure, de gigantesque, de chaos. Il échappe à la totalisation, c’est à dire à une complète compréhension, mais reste totalisable. Concrètement, cela se traduit par une impression d’éclatement d’un tout, qui, à défaut d’être maîtrisé par le spectateur, peut néanmoins être appréhendé par celui-ci. De fait, le « sublime » relève de l’irreprésentable, et lorsqu’on essaie de le représenter, ce n’est que de façon partielle, fragmentée, éclatée.

Chez Lovecraft, le moindre contact, ou l’once d’une quelconque perception de ce chaos « sublime » conduit inexorablement à la folie. L’indescriptible, l’immontrable, chez Lovecraft, incarne aussi bien une réalité tangible et répugnante, que le signe de forces démesurées qui ne connaissent ni le temps humain, ni la moral, ni la logique, ni l’histoire, et qui menacent d’anéantir l’humanité à chaque instant.

Carpenter, grand lecteur de Lovecraft, a compris cette tension existant entre le désir de connaître la vérité incommensurable, et l’impossibilité, morale, artistique, philosophique, de s’en saisir complètement. Dans le film, cela passe par ces rêves étranges, reprenant divers plans que l’on a vu précédemment ou pas encore, mais à chaque fois avec un une colorimétrie, une focale ou un cadrage différent. Presque imperceptible au premier visionnage, certains plans ne durant que quelques millièmes de seconde, cette précision à brouiller l’unité de la représentation est le signe d’une volonté profonde de restituer au mieux possible l’horreur de la conscience de l’imperfection de notre propre regard face à cette réalité immense, incarnée ici par le chaos. Comme si, derrière ce film étrange, se cachait un autre film, qui prendrait place dans ce monde des ténèbres que contemple John Trent, effaré, avant de s’échapper du village de Hobb’s End, et qui contaminerait progressivement le « film premier », c’est-à-dire celui que nous regardons.

La boucle est bouclée

Ce second film ferait dérailler la pellicule du film premier, jusqu’à finalement se confondre complètement avec lui, le contaminant comme une maladie, et abolissant une bonne fois pour toute la frontière entre le réel visible et le chaos (jusqu’alors) invisible. Ce sont, par exemple, ces étranges plans de sang dégoulinant sur une vitre, que l’on ne retrouve jamais dans la diégèse première. Ou bien ces plans de la femme monstrueuse, dansant dans un noir chaotique, alors qu’elle semble sortie du tableau de l’horrible tenancière de l’hôtel d’Hobbs End, Mme Pickman.

Par le biais de l’imagination de Sutter Cane, le chaos, s’incarnant jusqu’alors dans les livres de Cane, contamine progressivement la « réalité », piégeant ainsi John Trent dans une fiction dont il est nécessairement le protagoniste. Il n’y a rien de plus horrible que de se rendre compte que votre vie n’est que le fruit de l’imagination d’un autre individu. Quoi que vous fassiez, vous dépendrez toujours de la volonté de l’auteur, véritable « démiurge » manipulateur. C’est le sens de l’ultime plan du film, où John Trent, dans un monde en proie à l’Apocalypse, décide de se réfugier dans un cinéma, où il se voit lui-même dans l’adaptation cinématographique du dernier livre de Cane, dont il est inévitablement le héros, et qui a le même titre que le film que nous regardons : « L’Antre de la folie ». La boucle est bouclée. L’horreur, c’est le retour du même, et c’est se retrouver pris dans un déterminisme qui s’abat gravement sur vous, sans que vous puissiez y faire quoi que ce soit. La seule solution, c’est la folie, à l’image du rire frénétique du spectateur Trent, qui prend conscience de l’illusion et de son impossibilité de donner son propre sens à son existence. Glaçant.


D’autres films de John Carpenter sur Le Bleu du Miroir : Halloween, The thing

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