affronter-l-obscurite-5

AFFRONTER L’OBSCURITÉ

En prolongement de son œuvre documentaire interrogeant le passé pour mieux le confronter au présent, Affronter l’obscurité s’intéresse au siège de Sarajevo et permet à Jean-Gabriel Périot de poursuivre son exploration du cinéma par l’Histoire, à moins que ce ne soit l’inverse.

Critique du film

Après les remarqués Une jeunesse Allemande et Fragments (Retour à Reims), ce nouveau film nous plonge dans la mémoire visuelle du siège de Sarajevo. Après de longues recherches d’archives, le choix de Périot s’est porté sur des images tournées il y a trente ans et de manière amateur par des soldats mobilisés par le conflit. Le film s’articule en deux parties. La première est un montage de cinq films courts, fragments successifs de l’ambiance et des états d’esprit présents en 1992-1993. Associée sans aucun commentaire ni intervention, cette collection donne à voir un aperçu de l’incompréhension, du pragmatisme et des mécanismes de protection imaginés par les soldats. Dans la deuxième partie, il est question d’aborder avec recul les effets de ces images et de cette période. Pour cela, le réalisateur part en Bosnie, à la rencontre de ceux qui, trente ans plus tôt, avaient sorti leur caméra.

La caméra comme outil de survie

Ce dispositif simple mais très marquant offre une réflexion sur la nécessité de filmer pour garder une trace autant que pour survivre. Mais aussi pour comprendre ce qu’il se passe, lorsque sur l’instant, la sidération brouille l’entendement. Rétrospectivement, on réalise que les dates sont sans importance, car au moment où les images sont capturées, le temps n’existe plus. Seul l’espace importe désormais. Ces jours sont restés figés dans les archives autant que dans le regard des interlocuteurs de Jean-Gabriel Périot. Avec un sentiment allant de la bonhomie au stoïcisme, ils se replongent dans ces souvenirs qu’ils redécouvrent à l’aide d’une tablette sur les lieux stratégiques qui, hors contexte, paraissent alors d’une grande banalité. Avec le calme alentour, le recueillement des protagonistes, le soleil éclatant et le ciel sans nuages, la sérénité qui plane lors de ces échanges contraste radicalement avec l’atmosphère des vidéos bricolées dans le passé.

Des blagues sous les bombes

La démarche de Périot n’étant en aucun cas sensationnaliste, son film ne montre pas la guerre de manière frontale, au contraire. Si l’on perçoit distinctement et avec effroi l’horreur de cette situation, l’objectif est aussi de nous montrer que tout n’est pas vécu de manière atroce à cette époque. Le réalisateur a donc choisi des extraits montrant des à-côtés réflexifs, des moments joyeux, présents malgré tout. On assiste alors à des blagues d’ados entre deux tirs, des scènes de fêtes, de danses, etc. La survie a donc été rendue possible grâce à cet optimisme, le même optimiste qui leur faisait dire “Bonne chance” au lieu de “Ça tourne” quand ils enclenchaient la caméra, conscients de la portée de leur geste. Cette action était en effet loin d’être anodine, surtout quand on prend conscience de la difficulté qu’ils avaient à se procurer ce matériel. Une caméra pouvait s’échanger contre un kilo de sucre, les cassettes coûtaient cher et s’étaient raréfiées. Cet équipement constituait les armes et les munitions d’un combat dont on ignorait alors la portée, qui se jouait pour l’avenir.

Filmer trente ans plus tard pour comprendre ce qu’on a tourné trente ans plus tôt. C’est par ce procédé que Jean-Gabriel Périot poursuit son questionnement sur l’utilité et l’importance du cinéma. Assumant son rôle d’archiveur, cet art apparaît comme le gardien d’une mémoire vive salutaire, voire salvatrice. En explorant le rapport aux images et leur portée, Périot accouche d’un film brutal et acéré, né sur les ruines fumantes d’un conflit qu’on peine à appréhender encore aujourd’hui.


7 février 2024 – Documentaire de Jean-Gabriel Périot.


Festival War on Screen 2023




%d blogueurs aiment cette page :