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NABIL AYOUCH | Entretien

Trois ans après la sortie de Much Loved, qui abordait de façon frontale la prostitution au Maroc, Nabil Ayouch revient avec Razzia. L’occasion pour le Franco-Marocain d’évoquer le pays de son père, ses pesanteurs, ses forces et son avenir.

LBDM : Quel a été le point de départ de Razzia ?

Ce film est une observation profonde de la société dans laquelle je vis depuis 1999, soit près de vingt ans maintenant. Ce sont aussi des rencontres, des personnages que j’ai aimés, qui m’ont inspiré. Et je crois que ce film est aussi beaucoup dû à l’expérience Much Loved. La manière dont il a été accueilli, ce qui s’est passé à la sortie du film m’a renforcé dans mes convictions, dans l’idée qu’il y avait une urgence à parler de ces hommes et ces femmes qui résistent, qui se battent pour exister avec ce sentiment de liberté si fort.

Comment avez-vous arrêté le choix des personnages?

Ces personnages sont remontés à la surface. Un peu comme ces ballons attachés à une pierre et un jour, le ballon remonte à la surface. Ces quatre personnages sont arrivés à la surface de l’eau. Lors d’une période qui a duré quelques mois, je me suis posé beaucoup de questions sur ma place dans ce pays. Je me suis demandé si je pouvais et si je voulais encore continuer à y faire du cinéma et à m’exprimer, ce que cette société m’inspire au-delà de la haine et de la violence qu’il a pu y avoir à cette période. À ce moment-là, des personnages sont donc remontés à la surface, comme mes instituteurs au début des années 1980 à Sarcelles, qui sont pour moi des héros, ceux qui m’ont tracé un chemin. Et tous ces personnages que j’ai pu croiser depuis 1999 au Maroc et qui m’ont inspiré quelque chose et dont je me sens très proche. J’ai eu envie de parler de nous à-travers eux. J’ai eu envie de faire un film sur l’état du monde à travers ces personnages dans le Casablanca d’aujourd’hui.

J’aurais pu me demander s’il y en avait trop. À un moment, dans l’écriture du scénario avec Maryam Touzani (sa co-scénariste et épouse à la ville, qui incarne à lécran Salima, l’un des personnages principaux – ndr), on s’est demandés si un de ces personnages n’était pas de trop. Mais ils avaient tous leur place. Cette femme, cette adolescente, ce restaurateur juif, ce gamin de la médina faisaient tous appel à une partie de moi qui me hantaient et à travers laquelle j’avais envie de raconter mon rapport à ce pays et au-delà, mon rapport au monde et à ce désir profond de liberté vers lequel ces personnages ont envie d’aller. Je n’ai donc pas eu choisir entre les personnages, juste à me demander comment construire le scénario et comment construire le film, au moment de l’écriture, du tournage et surtout du montage, et surtout à me demander comment préserver l’essentiel. Dans ma tête, ces personnages ne devaient pas se rencontrer, ni se toucher, se croiser ou se parler. Ils pouvaient éventuellement passer de manière furtive l’un à côté de l’autre, comme on le voit à la fin du film mais ils devaient être reliés par quelque chose de beaucoup plus grand et beaucoup plus fort qu’eux, qui les dépasse largement : cette lutte, ces résistances chacun dans leur coin et ce lien spirituel avec Abdallah l’instituteur, celui dont tout part.

Entre Much Loved qui évoquait la prostitution au Maroc et Razzia, qui met en scène des personnages féminins complexes, la condition des femmes est-elle au coeur de votre filmographie ?

Complètement. C’est le combat fondamental à mener pour moi dans le monde arabe. C’est la femme. Parce que je pense qu’on régresse et parce qu’il y a quelque chose qui se joue bien au-delà de l’espace public, y compris dans les maisons, les espaces privées. Les femmes sont des mères qui éduquent leurs enfants. Voir qu’il y a autant de femmes qui acceptent la tutelle de l’homme encore aujourd’hui sur des sujets essentiels me laissent penser que c’est là où cela se joue. Il y a une nécessité de libérer des espaces dans la vie de tous les jours des femmes qui est essentiel à mon sens.

Razzia est aussi un film qui tend un miroir et j’ai été heureux de voir que la jeunesse marocaine, notamment arabophone, était capable d’aller au-delà de la blessure et d’aller chercher des réponses dans ce film, de se l’approprier avec une telle fougue, un tel désir de questionnement.

Comment comprendre le titre du film « Razzia » ? Aux émeutes qui concluent le film ?

Razzia peut être compris dans les deux sens. C’est aussi une razzia sur les libertés individuelles, sur la dignité, sur tout ce qu’on nous a pris depuis maintenant des décennies. Moi, j’aime l’idée de croire qu’on ne prend pas impunément à quelqu’un quelque chose qui ne nous appartient pas. Un jour, d’une façon ou d’une autre, il va venir vous le réclamer. C’est ce qu’on voit à la fin dans une autre forme de razzia, avec ces jeunes, filles et garçons, qui défilent, qui déferlent par vagues et qui viennent faire une autre razzia pour récupérer ce qu’on leur a pris.

L'équipe du film lors d'une avant-première marocaine de Razzia

L’équipe du film lors d’une avant-première marocaine de Razzia.

Depuis sa sortie, Razzia bat des records d’entrées dans les salles marocaines. Comment avez-vous ressenti ce succès, surtout après la réception polémique de Much Loved ?

Ce succès n’était pas gagné parce que je n’ai pas eu le sentiment de lâcher quoi que ce soit entre Much Loved et Razzia, et je ne savais pas comment le public marocain allait réagir. Razzia est aussi un film qui tend un miroir et j’ai été heureux de voir que la jeunesse marocaine, notamment arabophone, était capable d’aller au-delà de la blessure et d’aller chercher des réponses dans ce film, de se l’approprier avec une telle fougue, un tel désir de questionnement. C’est formidable de voir à quel point le film est capable de le susciter. Ils se sont tous totalement reconnus dans le film. J’ai fait une tournée avec des débats après les projections du film. Je suis allé le projeter dans des villes où il y a des cinémas classiques comme Rabat, Tanger, Fès et Marrakech et dans d’autres villes où il n’y a plus de salles de cinéma, à Agadir. J’ai senti une émotion à fleur de peau et le plus émouvant était de voir des jeunes de différentes sensibilités, certains issus de minorités sexuelles, qui sont venus voir le film et se sont totalement reconnus dans leur réalité, dans ce que Razzia a abordé. Ils ont été capables d’aller au-delà de la complexité scénaristique à laquelle ils ne sont pas habitués puisqu’il n’y a pas malheureusement plus d’éducation à l’image – le cinéma est devenu un acte de bravoure, en tout cas pas du tout un acte commun – pour rentrer dans les personnages. Et c’était amusant de voir que chacun s’appropriait l’un ou l’autre des personnages.

Le film met aussi en scène un certain nombre de « tabous » comme l’homosexualité ou l’antisémitisme. Est-ce significatif par rapport à la société marocaine ?

Dans Razzia, on va chercher des zones grises. On ne dit pas les choses frontalement. C’est le reflet de ces minorités qui n’arrivent pas à s’assumer publiquement mais qui essaient d’exister pour autant ans une sorte de schizophrénie. Les choses disent sans se dire vraiment. Ce n’est pas la même façon d’en parler qu’en Europe ou en Occident.

Razzia s’ouvre sur l’histoire d’un instituteur dans les années 1980 qui tente de résister à l’arabisation de l’enseignement alors que ses élèves ne parlent pas cette langue. Est-ce que ce processus d’arabisation est un peu la cause de tous les maux que vous montrez dans le film ?

L’arabisation n’est pas simplement le fait de vouloir uniformiser la langue mais aussi de gommer la diversité culturelle, d’amener une forme d’hégémonisme. Et derrière la langue, il y a la religion. C’est la porte d’entrée pour un Islam qui n’est plus notre Islam. L’Islam marocain est de rite malékite, qui n’a rien à voir avec le wahhabisme, en vigueur en Arabie saoudite. Or, tous ces professeurs que l’on a fait venir parce que les professeurs marocains n’étaient pas préparés à cette réforme, ne sont pas arrivés qu’avec une langue mais aussi avec une idéologie, une vision du monde, qui a pénétré par l’école et qui a produit ses effets trente ans plus tard. C’est une histoire qu’on ne nous a jamais racontée. C’est ce que raconte Razzia. Trente ans plus tard, on en voit les résultats. J’en ai pris conscience très progressivement en parlant avec cette jeunesse et en essayant de savoir d’où venait cette perte de repère.

Je pense que beaucoup de gens refusent de voir que le Maroc a changé. Ils veulent continuer à fermer le nez, la bouche et les oreilles, comme les trois petits singes.

Je me questionnais, et je les questionnais aussi : pourquoi la langue comme marqueur mais aussi comme frontière ? Toutes ces langues qui s’entrechoquent, qui se mélangent et notre langue nationale qu’on n’assume pas. Ces femmes que je vois de plus en plus depuis dix ou quinze ans en burqa, en niqab, dans la rue au Maroc. Ou ces hommes avec des tenues afghanes que je n’ai jamais vues dans mon enfance quand j’allais au Maroc trois fois par an pour voir mon père. Je ne voyais pas cela à l’époque. Je commence à poser des questions et on me parle de la réforme, de l’arabisation, de l’arrivée des chaînes satellitaires du Moyen-Orient au même moment dans les années 1980, la disparition du folklore populaire, de la mixité entre hommes et femmes. Petit à petit, j’ai reconstitué les morceaux du puzzle et j’ai parlé à des sociologues, des anthropologues, des inspecteurs de l’Education nationale ou des professeurs et je leur ai demandé de me raconter cette époque. Quand ils sont venus voir le film, ils m’ont dit que c’était fidèle à la réalité.

Il y a aussi une référence un brin amusante dans Razzia à un autre film d’anthologie, Casablanca, qui n’a en fait jamais été tourné au Maroc. Ce qui n’empêche pas des vieux Marocains de dire à quel point Humphrey Bogart était gentil à l’époque du tournage. Qu’est-ce que cette anecdote nous dit du Maroc ?

C’est un peu comme dans The Truman Show. On est fascinés par un mythe qui a fait et fait toujours la notoriété de la ville de Casablanca dans le monde entier. C’est assez touchant d’entendre les Marocains parler de ce mythe et c’est en même temps un peu effrayant parce qu’un mythe est castrateur, il empêche de construire le réel. Je pense que beaucoup de gens refusent de voir que le Maroc a changé. Ils veulent continuer à fermer le nez, la bouche et les oreilles, comme les trois petits singes. Je comprends cette attitude parce que c’est beau de songer à la manière dont ce pays s’est créé et cela fait mal de voir que depuis quelques décennies, les espaces se réduisent, qu’on est en train de changer, de devenir « autre ». Je comprends les gens qui préfèrent vivre dans le passé.

Que nous dit ce film sur le Maroc d’aujourd’hui ?

Ce film dit que le Maroc est à une croisée des chemins, qu’on est à l’heure des choix, que c’est un pays que j’aime profondément, qui m’inspire, où j’aime vivre, qui est d’une richesse extraordinaire et qu’il faut absolument protéger ce qui reste de modèle de coexistence. Et aussi qu’il faut réapprendre à la jeunesse à rêver, à se projeter. Le rêve est essentiel, ce qu’on a oublié. On ne rêve plus.

Une phrase ouvre le film et pourrait servir de mantra à tous les personnages. « Partir et vivre libre. Rester et se battre. Mais se battre contre qui ? Quoi ? » Comment vous est-elle venue ?

Cela nous est venus en écrivant. La tâche est immense, on ne sait pas où est l’ennemi. Razzia, comme Casablanca de Michael Curtiz, est un film sur la résistance sauf qu’à l’époque, la résistance avait un visage. L’ennemi aussi avait un visage. Aujourd’hui, l’ennemi est diffus, il est dans les manuels scolaires, les mentalités, l’opinion publique, la censure populaire qui est bien plus forte que la censure institutionnelle. Pour tenir, pour rester, c’est compliqué de savoir contre qui se battre.

Le film frappe aussi par sa violence sociale, comme en témoigne la dernière scène. C’est déterminant au Maroc ?

Il y des combats au niveau social qui n’ont pas encore été menés et cette absence de mixité sociale, on la ressent très fortement dans la société marocaine et les classes populaires, qui n’ont pas accès à l’emploi, à toute l’économie, ont un très fort sentiment d’humiliation et ce sentiment d’être passés à côté de quelque chose à cause de l’éducation, d’avoir des diplômes qui ne valent rien et d’être exploitées par les classes plus aisées.

 

Propos recueillis et édités par Julien Vallet pour Le Bleu du Miroir.
Remerciements : Nabil Ayouch, Monica Donati.



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