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LA MOUCHE

Seth Brundle est un jeune biologiste très doué. Après avoir fait ses premières armes dans une brillante équipe, il se décide à travailler seul. Il met au point une invention qui doit révolutionner le monde : la « téléportation », qui consiste à transporter la matière à travers l’espace. Les essais sur un babouin sont peu convaincants et après des fuites dans la presse, il décide de se téléporter lui-même. Seulement il ne s’aperçoit pas qu’une mouche fait partie du voyage.

Under the skin.

« Le corps est la source de l’horreur chez les êtres humains. C’est le corps qui vieillit ; c’est le corps qui meurt. » (David Cronenberg)

À quoi reconnaît-on l’intemporalité d’un film ? Quels sont les marqueurs pouvant nous assurer de sa pérennité et la confirmer au fur et à mesure des années ? Tandis que, chaque semaine, des dizaines de longs-métrages investissent les salles obscures, leur longévité se retrouve perpétuellement remise en question, bousculée par une horde de successeurs prêts à en découdre dans une valse ininterrompue. En marge de ce tonitruant chassé-croisé, les restaurations et autres ressorties viennent remettre en lumière des films méconnus, oubliés ou, au contraire, asseoir la domination d’une poignée d’intouchables. Dans tous les cas, le (re)visionnage sur grand écran s’impose de plus en plus comme un détour obligatoire, faisant de la (re)découverte un instant privilégié entre aficionados de la première heure et nouveaux venus.

Particulièrement affecté par les cruelles traces du temps qui passe, le cinéma d’horreur a, pour sa part, la lourde tâche d’affronter une délicate transmission de générations en générations. Face à une technique qui avance sans cesse, capable de « ringardiser » une œuvre majeure en quelques séquences sensationnalistes, l’attachement du public reste la solution majuscule pour traverser les décennies sans encombre. L’Exorciste, La Nuit des morts-vivants, The Thing, Massacre à la tronçonneuse… Tous ces films symbolisent à leur manière une époque faite de codes, d’obsessions thématiques mais aussi d’un traitement visuel propre au moment du tournage. Ce n’est donc pas un hasard si trente, quarante ou même cinquante ans plus tard, ils demeurent des éclaireurs du genre, propulsant hors des débats la notion de « mode » et suscitant un engouement toujours aussi vif chez des spectateurs au regard neuf.

Parmi les nombreuses références pouvant intégrer cette liste prestigieuse, il serait injuste « d’oublier l’inoubliable » en passant sous silence le choc représenté par l’indéniable réussite – et plus grand triomphe public – de David Cronenberg, La Mouche. Déflagration prenant les atours d’une éprouvante plongée en enfer, le remake de La Mouche Noire (basé sur la nouvelle de George Langelaan et réalisé par Kurt Neumann) s’apparente ainsi à un véritable rite de passage, à un voyage de spectateur jusqu’au-boutiste qui brûle au fer rouge et ne s’efface jamais de notre esprit. Trente-et-un ans après sa sortie, il suffit aujourd’hui d’observer une salle de jeunes étudiants hurler d’effroi, puis pleurer à chaudes larmes lors du générique pour mesurer l’ampleur de sa portée et constater la légitimité de son inscription moderne.

L’étrange couleur des larmes de ton corps

Seth Brundle (Jeff Goldblum, formidable) est un scientifique gentiment coincé, préférant la proximité de ses expérimentations à celle des femmes qu’il reste trop souvent incapable de séduire. Lorsqu’il rencontre Véronica (Geena Davis, émouvante), ambitieuse journaliste amusée par son humour décalé, il tombe sous le charme et lui avoue ses projets secrets afin de l’intriguer. La progression de ses expériences entretient alors une corrélation avec l’évolution de leur histoire d’amour, vaste lieu de création(s) et de destruction(s). Un soir, alors qu’il croit voir sa compagne retourner vers son ancien fiancé, il tente de se téléporter lui-même sans prendre en compte ses premiers essais – ratés – sur un babouin revenu affreusement mutilé. Miraculeusement, la procédure est un succès mais Seth ignore qu’une mouche s’est glissée avec lui dans la machine et que leurs deux patrimoines génétiques commencent à fusionner.

Jeff Goldblum dans La mouche
David Cronenberg sait pertinemment que l’épouvante née dans la fragilité du quotidien n’en devient que plus terrifiante lorsqu’elle se retrouve pleinement ancrée dans la réalité. Ici, un quiproquo anodin, fruit mûri par la jalousie d’un homme maladroit se sentant en danger, le pousse à la faute sans savoir qu’elle sera irréparable. En proie au mal des transports, son action initiale part d’une bonne intention : soulager ceux qui ne peuvent se déplacer paisiblement et améliorer la situation d’autrui en faisant avancer la science. Mais le tribut à payer se révèle lourd, trop lourd, car, telle une métaphore de la condition humaine, l’homme doit s’acquitter du prix de son audace. Pour avoir voulu tutoyer les dieux, devenir un « surhomme » (ce qu’il ne sera que brièvement), il est finalement ramené à une misérable existence d’insecte, bientôt dépourvu de l’humanité qui était auparavant sienne.

Conscient des possibilités horrifiques habitant cette histoire de mutation physique, le cinéaste redéfinit les curseurs de l’écœurement en ayant recours à des images fortes (la perte des ongles, des dents et de la peau), sous-textes d’une lente dégénérescence d’un corps meurtri par la maladie. Il y transcende par ce biais son propre traumatisme (la vision d’un père mourant à petit feu d’un cancer) dans une puissante tragédie sur l’absurdité du destin. Habilement, La Mouche se construit dans un impeccable crescendo qui joue avec nos nerfs comme un serpent qui enserre, puis relâche momentanément son étreinte sur sa proie avant de l’étouffer. En quatre-vingt-quinze minutes à l’efficacité opératique, le film déroule toutes les émotions du rire à la terreur jusqu’aux larmes, inévitables.

La métamorphose

À l’écran, les pires craintes de l’être humain se matérialisent, une à une, au cours d’une escalade qui laisse pantois. Pas d’antidote, pas d’échappatoire à cette transformation progressive aux allures de funèbre couloir vers le néant. Rarement l’effondrement d’un corps et l’agonie auront été filmés avec une telle frontalité, sans s’embarrasser d’une quelconque coquetterie de mise en scène. Longtemps vu comme une parabole du sida, La Mouche invite plutôt à une réflexion sur notre mortalité et sur l’inéluctabilité de notre vieillissement. David Cronenberg y évoque également en filigrane, comme le faisait Kafka dans La Métamorphose, l’enfermement et l’ostracisation des malades dont le corps se dégrade alors que l’esprit subsiste. La peur de la contamination succède à l’apparition d’une nouvelle entité après la colonisation de la chair et il n’y a, en définitive, plus qu’un étrange mélange entre dégoût et affection pour faire vivre une relation qui se détériore parallèlement.

Au sommet du body horror, David Cronenberg fait virevolter l’horreur avec de grands élans romanesques et romantiques. Si La Mouche résiste aussi bien à l’épreuve du temps, c’est grâce à cette précision des sentiments – qui sonnent juste – et à ce soin apporté aux personnages. L’histoire qu’il nous raconte est parfaitement plausible, fondée sur des dérives scientifiques et des desseins existentiels déjà contemporains. Idéale porte d’entrée à l’univers du réalisateur, le long-métrage a gardé son potentiel d’attraction pour toutes ces raisons, en s’employant à mettre en scène des protagonistes réalistes, victimes d’un malheureux coup du sort. Les années ont, dès lors, beau s’écouler, le combat d’un homme confronté, bien trop tôt, à son animalité et à sa déchéance, conserve le même pouvoir de fascination, la même emprise tétanisante sur un spectateur conscient qu’un simple battement d’ailes peut anéantir une vie.




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