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BLADE RUNNER 2049 | Une atmosphère interconnectée

Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette trente-cinquième occurrence, nous avons tendu la plume à Pablo Garcia, architecte, infographiste et artiste passionné par le cinéma de Science Fiction. Il puise son inspiration à travers les grands classiques. Son exposition de peintures digitales (From The Other Side) ouvrait une porte vers son univers éclectique pour raconter une histoire tout en laissant libre l’interprétation de chacun. Aujourd’hui, il profite de l’occasion pour nous parler de son coup de cœur pour Blade Runner 2049 par le prisme architectural et artistique.

Carte Blanche à… Pablo G.

Blade Runner 2049 est une claque monumentale que j’ai pris en pleine face lors de sa diffusion sur les écrans en 2017. En tant qu’architecte et passionné de cinéma de Science-Fiction, il m’a fallu quelques temps pour digérer et décrypter cette expérience. Je vous en livre une analyse personnelle et non-exhaustive. Elle apporte un point de vue complémentaire à la critique publiée sur Le Bleu du Miroir.

L’Architecture et le Cinéma entretiennent une influence réciproque générant une interdépendance. Le 1° et le 7° art utilisent le même vocabulaire, ils composent avec la lumière, les matières, les perspectives et les cadrages. Ils s’enrichissent l’un de l’autre. À la différence que les architectes ont projeté des mondes utopiques, le cinéma de Science-Fiction a surtout produit des univers dystopiques. Lorsqu’on analyse une ville, on observe dans sa structure spatiale la morphologie et la hiérarchie de ses bâtiments. L’observation méthodique de cette ville nous amène à comprendre son fonctionnement, pour ainsi comprendre sa société. Au cinéma, la ville est modelée en quatre dimensions et donne corps au contexte du scénario, elle devient une actrice à part entière. Elle catalyse les expériences humaines et génère une fascination particulière en étant sujet d’imagination, de peur et d’inspiration.

Les fondamentaux

Avant d’entrer plus en profondeur, un peu de théorie – nous sommes avec Blade Runner 2049 dans un univers dystopique – Étymologiquement « dystopie » est un terme médical signifiant qu’un organe ne se trouve pas au bon endroit, il n’est pas à la bonne place. La dystopie, ou contre-utopie s’oppose à l’utopie. Elle présente un modèle politique et social très sombre, par exemple une société régie par un pouvoir absolu. Au cinéma ou en littérature dans le langage courant des initiés, la dystopie est un lieu espace/ temps « qui ne devrait pas être à cet endroit » : c’est un système politique qui dépasse le déclin.

Ici l’action se passe 30 ans après le Blade Runner de Ridley Scott, adapté du roman d’anticipation de Philip K. Dick : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1° édition 1968). Le Los Angeles de 2049 dépeint par Denis Villeneuve s’inscrit dans la lignée directe de cette œuvre majeure, elle nous écrase littéralement d’une atmosphère dystopique profonde et tellement aboutie qu’elle fait aujourd’hui référence dans la SF. Les plans séquences qui en résultent ne sont pas anodins, ils incarnent le contexte filigrane de l’histoire. Dans ce film, quatre grandes fresques dessinent le décor d’un univers dramatique aussi important que le propos de l’intrigue.

Une banlieue à bout de souffle

Le film débute sur des paysages inédits pour la saga Blade Runner à travers des tableaux quasi-abstraits : de gigantesques réseaux de production d’agriculture synthétique. Des champs agricoles concentriques dont le centre est planté d’une tour/ usine de production, sont juxtaposés côte à côte et les interstices entre ces méga-unités de cultures sont des espaces « morts » sans vie ni végétation. Ces unités de production s’étalent dans le brouillard et composent à perte de vue un paysage désincarné, vide et artificiel. Une première vision effrayante et magnifique.

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Le véhicule volant de l’agent K. interprété par Ryan Gosling traverse ce désert et survole un autre paysage agricole, tout aussi gris. À première vue, nous aurions pu être rassurés par ces banales parcelles de champs découpées aléatoirement qui rappellent la composition de nos cultures agricoles. Mais en fait, en y faisant plus attention, il s’agit là encore d’un réseau construit de serres métalliques séparées par des routes et des hangars. Une activité sous-terraine automatisée pour la culture se devine, aucune végétation n’est à l’air libre alors que la musique de Hans Zimmer et Benjamin Wallfisch, d’une intensité incroyable, nous opprime dans un malaise palpable. 

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Ce désert construit par une urbanisation aseptisée de désolation et de poussière est situé en périphérie de la cité : aucune activité humaine n’y est visible. Cette surface de sol réquisitionnée est démesurée et surexploitée. Il s’agit là d’une démonstration de choix urbains purement pragmatiques et déshumanisés, réalisés dans le but de répondre à un besoin trivial : celui de nourrir la méga-cité et, par extension, la planète. 

Un peu plus tard dans le récit, K. quitte « la Région Métropolitaine de Los Angeles » pour la poursuite de sa mission vers un site de décharge à ciel ouvert, c’est le « dépotoir municipal de Los Angeles – District de San Diego ». Des cargos volants déversent des montagnes de détritus à même le sol sur un San Diego en ruine recelant une vie cachée. Encore une fois ce spectacle s’étend à perte de vue dans une vision d’apocalypse rouillée, poussiéreuse et sans horizon.

Ce paroxysme visuel fait évidemment écho à notre situation écologique qui arrive au point de non-retour si aucun changement majeur n’est appliqué. Ici, la morphologie de la périphérie de LA indique clairement que ce point de non-retour est largement franchi, non pas sans rappeler le déclin inexorable et assumé du Fils de l’Homme d’Alfonso Cuarón (2006), une agonie du progrès et d’une humanité à bout de souffle. 

LA vibration de noirs

L’agent K. rentre de mission à bord de son véhicule volant en direction du bâtiment LAPD. Les architectures ne se distinguent qu’à travers quelques formes sombres et énigmatiques comme les spectres d’un futur accablant. C’est la première apparition que nous avons de Los Angeles. Nous survolons un bidonville tramé rigoureusement sur un plan en quadrillage sans fin, seuls les roof-top et les étages supérieurs sont visibles, impossible d’y voir le niveau 0. Aucun « sol » n’est visible car l’étalement urbain est total. Nous sommes en périphérie de LA qui apparaît à travers une vibration de noirs dans le brouillard épais de l’orage. Cette trame est en fait celle du LA actuel qui a été densifié, sur-densifié au maximum de ce qui est physiquement possible, sur plusieurs dizaines d’étages. Édifiant ! 

Nous savons que le centre de la méga-cité est proche, le corps urbain se structure, une « Skyline » se dessine. L’atmosphère de pollution découpe des émergences architecturales démesurées aux proportions sur-monumentales soulignées par quelques enseignes lumineuses. Ces immeubles sont des mégastructures gigantesques de plusieurs centaines d’étages comme des villes autonomes, aujourd’hui de tels édifices apparaissent comme des prouesses architecturales quasiment impossible à construire. Leur existence est onirique, vertigineuse.

Une séquence de plans fait directement écho à la séquence d’ouverture du Blade Runner de R. Scott, où l’immeuble de LAPD se rapproche par zoom successif suivant la progression de l’agent K. qui rentre au siège de la police, une véritable forteresse au cœur de la méga-cité. Là, au centre de l’image, se dresse un immense monolithe dépassant de très loin la hauteur des buildings alentour. C’est une ruche animée de lumière et de vie, on devine une activité intérieure intense. L’objet est en béton et acier, le style architectural est radical on pourrait le qualifier de Néo-Brutaliste. Le bâtiment s’impose à la ville, domine le paysage, il représente le pouvoir établi, imposant, et intouchable.

LA se protège physiquement de la mer par une gigantesque muraille qui ceinture la côte, c’est une cité-forteresse qui se préserve au maximum des catastrophes naturelles (cataclysmes, méga-tempêtes, tsunami) ou des attaques extérieures tout en contenant son expansion à l’ouest. Elle sert aussi à déverser des quantités d’eaux (certainement usées et polluées) dans la mer, et en revanche elle semble absorber et réguler le reflux vers l’intérieur. Cette typologie de ville est un modèle similaire à plusieurs œuvres cinématographiques par exemple le film Judge Dredd de Danny Cannon (1995), dans ce système « intra-muros », un pouvoir central structure une communauté dans l’enfermement parce que cela est vital pour protèger l’intérêt général. LA 2049, cette citadelle 2.0 érige des aménagements colossaux qui permettent à la fois de contrôler, de maintenir l’ordre à l’intérieur et de se défendre contre les différents assauts. Ces infrastructures dont le dimensionnement est dicté par leurs fonctions répondent à des objectifs purement pragmatiques voire triviaux, exactement comme pour les forteresses des cités médiévales.

Le vacarme harmonieux

Deux types d’espaces publics se distinguent lorsque l’action se passe en pied des bâtiments… (Ah, au fait ! On ne peut même pas être sûr que ces espaces montrés se situent au niveau 0, car tout ce que nous voyons est densément construit et composé de superposition de strates, passerelles, passages, et « d’entre deux » : un véritable sac de nœuds du réseau urbain.)

Il y a les avenues, où quelques piétons osent s’aventurer sur les trottoirs et routes recouverts d’un mélange de neige et de cendres. Seule la lumière indirecte – générée par la diffusion des feux des véhicules de service et des timides enseignes publicitaires dans le brouillard constant – permet de lire l’espace d’un quotidien morne. L’espace est sans qualité voire hostile, on le parcourt sans s’y attarder.

La rue piétonne/place publique est vivante et lumineuse. Les enseignes holographiques y sont plus présentes et diffusent toutes sortes de messages publicitaires sur une grande hauteur, comme pour happer les habitants des hauteurs vers le cœur de la cité, et vice-versa. La structure de la ville reflète le symbole d’une forme de lutte sociale entre le haut et le bas, le tout est souligné par des cadrages vertigineux et cyniques. 

Comme dans Immortel Ad Vitam d’Enki Bilal (2004), c’est un système qui est en activité permanente dans un univers urbain très dense caractéristique d’une population cosmopolite, où l’urbanisme d’un New York du futur met en relation la cité, son architecture, et sa société qui l’habite. Ici, avec Blade Runner 2049, c’est le même procédé, rendu par le design des façades oscillant entre un décor épuré et un registre formel complexe constitué par l’exhibition des éléments techniques de l’architecture. Les commerces, garages, bordels et autres food-truck sont les témoins d’une perpétuelle évolution des espaces et des usages et entretiennent dans cet espace public une activité incessante illustrée par l’enchevêtrement de câbles, de circuits électriques, de climatisations, de bouches d’aérations… L’architecture qui en résulte est composite et fragmentaire, elle affirme un style Baroque Futuriste Hybride propre aux romans cyberpunk. L’architecture est à l’image de la société qu’elle met en scène : poisseuse, multiple, complexe, dense et exotique. Elle créé des lieux favorables à un melting-pot qui, malgré ses composantes hétérogènes, fourmille dans un vacarme harmonieux. 

Las Vegas parano

L’enquête de l’agent K. aboutie à Las Vegas où il remonte la piste qu’il suit et découvre Rick Deckard, interprété par Harrison Ford. La ville de tous les péchés est baignée d’une lumière couleur feu, symbole figuré d’une apocalypse récente. C’est une immense ruche vide sans vie ou presque dévorée par le désert, ressemblant étrangement au film Je suis une légende de Francis Lawrence (2007) dans son traitement de la ville fantôme. Les infrastructures de circulation sont très généreuses, les buildings sont très travaillés avec beaucoup d’amplitude et d’audace dans le geste architectural, on ressent un urbanisme très organisé qui met en scène ses différents centres d’intérêts (hôtels, casinos, pôles ludiques…). 

LV dévoile dans sa structure un développement témoin de prestige et de richesse, comme si elle avait atteint un âge d’or, un idéal. Une méga-architecture pyramidale apparaît de manière fugace comme une anecdote, elle est fascinante. Pour moi, ce registre formel implanté dans ce contexte et dans le propos du film évoque en un clin d’œil les fastes vestiges d’une civilisation déchue de l’antiquité Egyptienne ou de l’empire Inca.

Las Vegas 2049 est littéralement un enfer sur une terre victime de fortes radiations dont la cause précise n’est pas très claire. À aucun moment on ne voit le ciel ou le soleil (comme tout au long du film d’ailleurs !!). La notion de temps y est perturbée, suspendue dans l’épaisseur cotonneuse de ce brouillard jaune. Las Vegas nous renvoie à nos peurs, nous rend paranoïaques en silence. Elle est inexorablement recouverte par le sable qui l’efface tristement petit à petit, projetant sur nous – spectateurs du XXI° siècle – les conséquences concrètes de la chute de l’épée de Damoclès. Elle représente la répercussion directe des orgueils démesurés de notre époque ayant produit une sanction fatale et incroyable.

Un univers global

J’ai volontairement fait l’impasse sur l’analyse des espaces intérieurs car elle aurait mérité à elle seule un article au moins équivalent tellement les références et évocations sont riches. L’urbanisme, la ville et son architecture en disent déjà beaucoup. Dans le film, la présentation du contexte est progressive, absolument tout est maîtrisé de la grande échelle au moindre détail, du général au particulier. 

Les bordures extérieures sont exploitées, automatisées. La méga-cité est ultra-densifiée, protégée et majestueuse. Les espaces publics sont le reflet des usages qu’ils accueillent. L’ultime décor apparaît hors espace-temps dans une palette chromatique différente de celle des autres lieux résonnant comme un avertissement solennel.  

Les fresques développées enveloppent l’intrigue, elles hypnotisent et sont assimilées de manière inconsciente comme une double lecture en parallèle de l’histoire. Roger Deakins, directeur de la photographie sur Blade Runner 2049, développe avec Denis Villeneuve et toute son équipe une palette métallique jouant sur trois teintes principales. Les vibrations de gris et de noirs asphyxient, les nuances de feu se jouent de nos certitudes, et les brumes blanches semblent apporter une once d’apaisement. Cet univers est global et cohérent. Ils ont réussi le pari de créer une atmosphère d’ombres, belle, où toutes les échelles sont connectées, interconnectées, par un réseau presque synaptique ne faisant qu’un avec l’histoire. Tout ce que je vous livre m’a été raconté avec virtuosité et sans un mot, une grande leçon de Science-Fiction.

Pablo G.

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